Une histoire de la sécurité sociale
Une idée qui parcourt l’histoire, entre organisation collective de travailleurs·euses et intérêt du patronat de garder ses salarié·es
L’idée selon laquelle une société doit apporter une protection des conditions d’existence a toujours existé. En France et avant la Révolution française, la protection sociale était pour l’essentiel de nature charitable et d’assistance. C’étaient les familles, l’Église ou le pouvoir qui apportaient une protection face aux risques sociaux. Secourir son prochain dans le besoin était un devoir moral. Néanmoins, par son caractère aléatoire et son manque de prévoyance, ces formes de protection sociale étaient très loin de parvenir à faire disparaître la misère. De plus, ces formes de charité ont régulièrement été utilisées comme outils d’aliénation et de contrôle social des classes laborieuses. Les unions de travailleurs·euses, confréries, corporations ou compagnonnages représentaient une exception, où le principe de solidarité remplaçait la charité. Leur principe consistait à regrouper des personnes d’une même profession pour s’apporter une aide matérielle, parfois spirituelle, et se protéger face aux arbitrages des chefs très hostiles à ces formes.
Juste après la Révolution française, les groupements professionnels, ou corporations, furent interdit·es par la loi Le Chapelier de 1791 et les décrets d'Allarde, afin de protéger la liberté d’entreprendre de la bourgeoisie. Face à cette interdiction et pour assurer une continuité de revenu à ces membres en cas de besoin en particulier à cause d’une maladie, des sociétés de secours mutuels voient le jour. Ces sociétés sont fondées sur la prévoyance collective volontaire et sont limitées à quelques activités et entreprises. Ainsi, entre 1794 et 1806, ce sont 13 sociétés de secours mutuels qui sont créées à Paris ; et 111 font leur apparition entre 1806 et 1823. La société des gantiers de Grenoble fut l’une des premières à se monter en 1803. L’organisation générale des sociétés de secours mutuels évolua en fonction des régimes en place.
D’autre part, les responsables d’usine mettent en place des œuvres sociales patronales dans l’objectif de se garantir une main d’œuvre docile et d’anéantir l’organisation ouvrière qui peut amener à des résistances et des luttes. Ainsi, de grosses entreprises construisent des logements sociaux, fournissent des allocations familiales ou encore des garanties contre la survenue de risques susceptibles d’affecter les travailleur·euses et ainsi de nuire à la production.
Au cours du XIXè siècle, le débat sort des entreprises pour gagner l’état : différents projets de loi voient le jour
Les changements qui s’opèrent avec la révolution industrielle au sein d’une société qui voit le nombre d’ouvrier·ères croître contribuent ainsi à l’émergence de nouvelles formes de protection sociale. Le développement de l’industrie amène les ouvrier·ères à se regrouper, et à prendre conscience de leur nombre et de leur puissance. Aussi, de nouveaux risques liés aux conditions de travail dangereuses apparaissent. Se posent ainsi et de manière croissante les problèmes de l’instabilité de l’emploi, de l’arbitraire patronal, des bas salaires, de l’insécurité du travail, et de la misère des vieux et vielles travailleur·euses. Dès la fin du second empire, des grèves sont déclenchées sur cette question. De plus, les faillites de la Compagnie minière de Terrenoire et du Comptoir d’escompte de Paris entraînant une faillite des caisses. Cette perte des cotisations pour les salarié·es les poussent à s’opposer à une gestion des risques sociaux uniquement patronale. Enfin, l’engouement des thèses keynésiennes justifiant les interventions de l’État et la distribution des revenus de remplacement poussent l’état à prendre une place d’arbitre. L’État cherche un compromis entre la demande de protection sociale des travailleur·euses et la préservation des intérêts des industriels et à imposer une partie de la protection sociale. Ainsi, l’État social se concrétise en particulier par la loi du 8 avril 1898, qui oblige les employeur·euses à prendre en charge le risque lié aux accidents du travail. Les employeur·euses ont la possibilité de s’assurer auprès d’assurances privées pour couvrir ce risque. Cette loi s’applique uniquement aux entreprises industrielles, néanmoins elle reconnaît pour la première fois un risque social nécessitant une assurance obligatoire et à la charge de l’employeur·euse.
De plus, au début du 20ème siècle, émergent en France plusieurs tentatives nationales d’assurances obligatoires face à différents risques. Par exemple, la loi du 5 avril 1910 institue un régime d’assurance vieillesse obligatoire pour les salarié·es du commerce et de l’industrie. D’autres lois sont votées, mais globalement la concrétisation d’une assurance obligatoire face aux risques est compliquée. En effet, de nombreux opposants à l’assurance, en particulier de droite, prônent pour un projet de loi qui financerait par l’impôt l’assistance aux personnes dans le besoin. S’ajoutant aux difficultés liées aux nombreuses oppositions, les dispositifs d’assurances modifient la manière de considérer la protection sociale : l’assurance ne concerne plus uniquement les « assisté·es habituel·ḷes », mais tout le monde.
De la sortie de la première guerre mondiale au gouvernement de Vichy, la protection sociale gagne du terrain
Le rattachement de l’Alsace et de la Moselle à la France à la fin de la Première Guerre mondiale a contribué à relancer les débats sur l’assurance obligatoire. En effet, les habitant·es de ces régions de l’Est, ayant connu lors de leur annexion par l’Allemagne les protections santé et retraite mises en place par le chancelier allemand Otto Van Bismarch[1] en 1880, ne souhaitaient pas perdre leurs acquis. De nombreux projets de loi pour mettre en place partout en France une protection sociale obligatoire ont été déposés puis rejetés par l’Assemblée. Les agriculteurs·trices, médecins et le patronat en particulier, ne souhaitant pas de cette protection. Finalement, en 1930, un système d’assurance sociale prenant en compte les risques de la vieillesse, la maladie, la maternité et l’invalidité voit le jour face aux nombreuses oppositions. Le principe est que les employeur·euses de salarié·es gagnant moins de 15 000 francs par an (18 000 dans une grosse agglomération) devaient les déclarer et verser une cotisation patronale et une cotisation salariale (directement prélevée sur le salaire) à une caisse de rattachement. L’État finançait aussi une partie du dispositif. Ce système est l’œuvre du ministre du travail de l’époque Pierre Laval, beaucoup plus connu pour avoir été le président de la Milice[2] française. Finalement, bien qu’étant une avancée, les valeurs de solidarité et d’universalité sont absentes de ce fonctionnement. Ce système couvrant uniquement les salarié·es de l’industrie et du commerce à faible revenu. Les salarié·es avec de hauts revenus ne cotisent pas, les nombreux·euses immigré·es travaillant en France n’étaient pas non plus concerné·es.
Le 14 mars 1941, le gouvernement de Vichy met en place l’AVTS (l’Allocation au Vieux Travailleur Salarié) pour les personnes de plus de soixante-cinq ans. Le chômage est extrêmement élevé à cette époque. L’idée de cette loi est de permettre par cette allocation aux plus âgé·es de prendre leur retraite et laisser les postes aux plus jeunes. Cette loi marque la naissance du système de retraite par répartition. En effet, le système en place auparavant, par capitalisation, est extrêmement risqué face aux crises économiques. Le principe de la retraite par répartition est simple : en cotisant, les travailleurs·euses acquièrent des droits pour bénéficier des cotisations de celles et ceux qui travailleront quand elles·eux-mêmes seront à la retraite. Belin, le ministre de l’époque, s’était entouré de Pierre Laroque et d’Alexandre Parodi pour penser ce nouveau système de retraite. Ces deux protagonistes de l’histoire de la sécurité sociale quitteront ensuite le régime de Vichy pour rejoindre les rangs de la résistance.
Finalement, le système de protection sociale à la sortie de la Seconde Guerre mondiale est incomplet et présente de nombreuses lacunes. Il n’y a pas de couverture chômage, et uniquement 2 millions sur 7 millions de salarié·es ont accès à une assurance sociale. Néanmoins, ce qui a été mis en place nourrit le projet de sécurité sociale que l’on trouve dans le programme du CNR (Comité National de la Résistance) et qui sera mis en place à la fin de la guerre. En 1943, Ambroise Croizat alors libéré du bagne d’Alger prépare clandestinement la mise en œuvre du programme social du CNR.
À la sortie de la seconde guerre mondiale, un projet universel, par cotisation, démocratique, dans la suite du projet du Conseil National de la Résistance
Le programme du CNR est en réalité un texte d’une dizaine de pages, autrement appelé « Les jours heureux », rédigé par 18 jeunes résistants, menés par Jean Moulin. Ce programme détermine les moyens de lutte contre le régime de Vichy et l’occupation nazie et prévoit la reconstruction de la France. En particulier, on peut y lire le projet d’ « un plan complet de sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens les moyens d’existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l’État. » Le projet de sécurité sociale s’inscrit dans un contexte international où le plan Beveridge[3], le New Deal de Roosevelt et les discussions au sein de l’Organisation internationale du Travail poussent à adopter ce type de mesure.
À la sortie de la guerre, Charles De Gaulle confie la mise en œuvre du programme du CNR à Alexandre Parodi, ministre du Travail et de la sécurité sociale nommé le 9 septembre 1944. Pierre Laroque, déjà impliqué dans les projets des Assurances Sociales d’avant-guerre, fut nommé directeur général des Assurances sociales le 5 octobre 1944. Les ordonnances prévoyant la mise en place de la sécurité sociale du 4 et du 19 octobre 1945 furent adoptées par l’Assemblée consultative provisoire. Ambroise Croizat, communiste et ouvrier, succéda à Alexandre Parodi au poste de ministre du Travail et de la sécurité sociale en novembre 1945. Il disposa d’un an et demi pour diriger la mise en place de la sécurité sociale, en mobilisant les unions locales et départementales de la CGT (confédération générale des travailleurs) pour créer les caisses locales.
C’était le bon moment, en effet le patronat moins à même d’influencer la politique après avoir collaboré avec le régime de Vichy était affaibli, le parti communiste était à 29% et la CGT comptait plus de 5 millions d’adhérent·es. Au-delà d’un rapport de force favorable, la situation économique de la France, connaissant une inflation et une croissance importantes, était propice à la mise en place de la sécurité sociale. En effet, la création d’une cotisation patronale a été acceptable pour les capitalistes car la baisse relative de la valeur de l’augmentation de salaire socialisé ainsi accordée a été contrebalancée par l’inflation et l’augmentation de la valeur produite par les entreprises, ce qui permettait de maintenir le taux de profit. Cette période est décrite comme une « fenêtre d’opportunité sociale ». Il y eut tout de même des oppositions de la part d’autres syndicats que la CGT souhaitant la conservation des anciennes caisses, des médecins ne supportant pas entre autres que leurs honoraires soient fixés par des ouvriers·ères, les mutuelles et les assurances privées. Les plus gros blocages portaient sur les retraites, ce qui a d’ailleurs donné lieu aux nombreux régimes spéciaux. La protection sociale de santé et de la famille[4] ont subi moins d’oppositions. Finalement, fin août 1946, ce sont 123 caisses primaires de sécurité sociale et 113 caisses d’allocations familiales (CAF) qui sont mises en place. Pierre Laroque déclara en 1947 : « En quelques mois, et malgré les oppositions, a été bâtie cette énorme structure [...] Il faut dire l’appui irremplaçable d’Ambroise Croizat. C’est son entière confiance manifestée aux hommes de terrain qui est à l’origine d’un succès aussi rapide. »
À sa création, l’objectif de la sécurité sociale énoncé par Ambroise Croizat devant l’Assemblée était le suivant : « Désormais, nous mettrons fin à l’insécurité du lendemain, nous mettrons l’homme à l’abri du besoin, nous ferons de la retraite non plus l’antichambre de la mort, mais une étape de la vie et nous ferons de la vie autre chose qu’une charge et un calvaire. » Ainsi, son fonctionnement repose sur 4 principes fondamentaux :
- L’unicité des caisses, une seule caisse regroupe par département la maladie, la vieillesse et la maternité.
- L’universalité, tout le monde y a le droit, ceux qui ne le veulent pas, c’est parce qu’ils l’ont refusé.
- La solidarité, le financement se fait par la cotisation sociale par répartition et par solidarité. Ainsi, par la cotisation l’argent va directement du cotisant au bien-être des gens, sans passer par les actionnaires, ou les banques (ni même l’Etat). Comme pour les caisses d’assurances d’avant la guerre, les cotisations sont à la fois patronales et salariales. Les cotisations sont prélevées avant salaire (reste du paternalisme d’État qui ne fait pas confiance aux salarié·es pour épargner).
- La démocratie sociale, ce sont les salarié·es[5] par l’intermédiaire de leurs syndicats qui gèrent par eux-mêmes les caisses. En effet, les syndicats salarié·es représentent 75% du conseil d’administration des caisses alors que le patronat occupe 25% des places.
Les second et quatrième principes ont été vivement défendus par Ambroise Croizat, mais ce sont ceux qui ont aussi été le plus rapidement attaqués. En effet, l’universalité n’a jamais réellement existée, car les indépendant·es et les agriculteur·rices ont leur propre régime au sein de la sécurité sociale. De plus, il existe une centaine de régimes spéciaux regroupant des corps de métiers n’ayant pas souhaité rejoindre le régime général. Aussi certaines personnes n’ont jamais rempli les conditions pour être affiliées à un régime de base de la sécurité sociale : les nomades, les personnes sans domicile fixe ou encore les rentier·res. Reprenant une proposition d’ATD Quart Monde, Martine Aubry a proposé la CMU (Couverture Maladie Universelle) afin de permettre aux personnes résidant en France (sauf à Mayotte et Saint-Pierre-et-Miquelon) depuis plus de trois mois et n’ayant pas de régime de base de disposer d’une couverture santé. La loi de création de la CMU date du 27 juillet 1999. En 2016, la CMU a disparu pour donner lieu à la PUMA (Protection Universelle MAladie) et à l’AME (Aide Médicale d’État) pour celles et ceux ne pouvant bénéficier de la PUMA (en particulier les personnes en situation irrégulière et n’ayant pas beaucoup de ressources).
Le CNR ne voulait pas de l’uniformité des prestations, comme il est défendu dans le modèle beveridgien. Au contraire le CNR souhaitait individualiser les prestations en prenant en compte le niveau de vie antérieur à la survenue du risque, au moins jusqu’à un certain seuil. Ainsi, la prestation que l’on nomme également « revenu de remplacement » a été et reste encore plafonnée. Pour les personnes les moins riches, le revenu de remplacement est le même que le revenu avant l’accident alors que pour les plus fortunées, il est plafonné. Un effet pervers de ce plafonnement a été celui de donner un argument de vente aux assurances complémentaires privées, pouvant se vanter de garantir dès 1947, le manque à gagner à leurs adhérent·es les plus fortuné·es.
Finalement, le modèle de la sécurité sociale française de 1945 est un hybride du modèle bismarckien (celui mis en place en Allemagne à la fin du 19ème siècle et qu’ont connu les alsacien·nes et mosellan·es) et du modèle beveridgien (mis en place au Royaume-Uni). Il garde du modèle Bismarck, la gestion par les employé·es et employeur·euses, et le financement par cotisation, alors que l’universalité de la protection sociale pour tous les risques provient du modèle beveridgien. Enfin, avec la mise en place d’un plafonnement du « revenu de remplacement », on est entre les deux modèles (proportionnalité des droits par rapport aux cotisations, mais uniquement jusqu’à un certain seuil).
La mise en place de la sécurité sociale a eu un impact considérable sur la vie des français·es. Le niveau de vie et l’espérance de vie ont augmenté de manière significative en France : l’espérance de vie est passée de 45 ans à la fin du 19ème siècle à 70 ans en 1960 alors que le taux de mortalité infantile a considérablement diminué. Ces résultats sont aussi les fruits des progrès scientifiques et économiques. Mais il est certain que la sécurité sociale a eu un rôle central, en permettant notamment l’accès de tous·tes à ces progrès, avec des investissements très importants comme ceux prévus par la réforme Debré de 1958, pour les CHU (Centres Hospitaliers Universitaires), l’entrée de la recherche dans les hôpitaux et la réforme de l’enseignement médical.
La mise en place de la sécurité sociale fournit une incontestable preuve de la capacité des salarié·es à s’organiser, pour mettre en place les caisses départementales et les gérer. Ainsi, de nombreux militant·es syndicaux·ales ont été très impliqué·es à la fois dans la direction politique des caisses et dans l’exécution des actions. Ainsi, la sécurité sociale confère aux salarié·es un rôle de gestionnaire et une responsabilité de fonctionnement, ce sont les mots de Pierre Laroque « le plan de Sécurité sociale ne tend pas uniquement à l’amélioration de la situation matérielle des travailleurs·euses, mais surtout à la création d’un ordre social nouveau dans lequel les travailleurs·euses aient leurs pleines responsabilités », redonnant une dignité à celles et ceux qui en avaient peu. Les salarié·es sont représenté·es par leurs syndicats qui deviennent par ce projet, légitimes comme partenaires sociaux incontournables, même si l’État reste le premier investigateur de la sécurité sociale.
Soumis à de nombreuses attaques, un système qui se maintien mais s’affaiblit
Les divisions de la CGT (principal syndicat) par des tensions internes autour des logiques de branches et la création de Force Ouvrière, en 1947 les affaiblissent pour défendre la sécurité sociale. De plus, par la montée en puissance de la sécurité sociale, au niveau du nombre de bénéficiaires et des prestations, les partenaires sociaux s’éloignent de la gestion des affaires courantes pour prendre une place plus politique et institutionnelle. En 1959, une loi impose que les directeur·rices de caisses ne soient plus élu·es mais nommé·es. Le Centre d’Études supérieures de la Sécurité sociale, est fondé en 1960, pour former une partie des salarié·es des caisses. Par cette formation, les salarié·es apportent à l’institution une approche “techniciste” de gestion. Cette école est un moyen de contrôler la gestion des caisses, car l’État détermine les programmes des formations dispensées dans cette école. L’action quotidienne des caisses est de plus en plus supervisée par des haut·es fonctionnaires, notamment celles et ceux de la Direction de la Sécurité sociale et de l’Inspection générale des Affaires sociales. Les ordonnances Jeanneney d’août 1967 imposent le contrôle préalable des budgets et le paritarisme de gestion. C’est-à-dire que seulement 50% des sièges du conseil d’administration (75% auparavant) sont réservés aux travailleurs·euses, le reste étant laissé aux patron·nes. Ainsi, ces ordonnances donnent autant de places à deux groupes sous couvert de parité alors qu’il existe un lien de subordination entre eux, ce qui contribue à affaiblir le poids des travailleurs·euses. Ainsi, l’ère de la « démocratie sociale » se voit peu à peu à partir de 1960 remplacer par celui du « paritarisme ».
Aussi et à la même époque, De Gaulle divise la sécurité sociale en séparant les risques des accidents de travail, de maternité, de maladie, et de vieillesse. Chacun de ces risques possède alors sa caisse et doit être à l’équilibre financier, le transfert d’argent entre caisses n’étant plus possible, fragilisant l’ensemble du système.
Avec la hausse du chômage des années 1970, les entrées d’argent dans les caisses ne couvrent plus les dépenses et on commence à vouloir faire des économies sur la sécurité sociale. De nombreuses réformes sont mises en place. Pour la branche maladie la moyenne serait, à partir de 1975, d’une réforme tous les 18 mois ! Ainsi, on met dans la tête des français·es que la sécurité sociale doit être rentable et qu’il est très important de réduire ses dépenses, afin de maintenir une protection sociale « à la française ». La dimension politique du projet de sécurité sociale s’atténue : on ne questionne plus la place de la sécurité sociale dans la vie des français·es, mais celle qu’elle occupe dans l’économie. Parmi les réformes, on peut citer le plan Barre de 1976, qui marque le début de la progression du reste à charge (montant non pris en charge par la sécurité sociale) pour les assuré·es et l’ascension de la durée de cotisation retraite. Par ailleurs, les niveaux des cotisations n’augmentent plus par rapport à l’inflation. La multiplication et l’empilement des cotisations rend de fait la feuille de paie des salarié·es illisible et rend très difficile la compréhension de la justification progressiste et solidaires de ce qui est présenté comme des charges.
Dans l’objectif de diversifier les financements de la sécurité sociale et étatiser le système, en 1991, Michel Rocard met en place la CSG (Contribution Sociale Généralisée) pour financer au départ la branche famille de la sécurité sociale et ainsi remplacer les cotisations patronales des allocations familiales. Depuis sa création, le taux de prélèvement de la CSG n’a fait qu’augmenter et son assiette s’élargir. En effet, la CSG remplace ou permet d’alléger les cotisations, sa mise en place vient donc casser un des principes fondamentaux de la sécurité sociale qui est le financement par cotisation. En 1997, la "CSG jeu" est mise en place pour prélever de l’argent des jeux et paris. À partir de 1993, l’État propose des exonérations de « charges » (ce sont les cotisations, mais ça passe mieux de parler de charges) sur les bas salaires, puis à certaines entreprises, pour des questions de compétitivité.
Le rôle des partenaires sociaux dans la gestion des caisses est contourné. Un exemple est celui des ordonnances Juppé de 1996 qui donnent au parlement la responsabilité d’élaborer la loi de financement de la sécurité sociale. L’État fixe aux différentes branches des objectifs pluriannuels qui sont ensuite déclinés dans les caisses sous forme de Contrats pluriannuels de gestion. L’ensemble de l’activité est concerné et donc contrôlé par l’Etat même si le contenu de ces contrats doit être voté en conseil d’administration des caisses.
En 1996, Alain Juppé crée également une taxe spécifique pour éponger « la dette » de la sécurité sociale, qu’il appelle la CRDS. Plutôt que de penser à une manire de récupérer l’argent qui devrait financer la sécurité sociale, il crée la CADES dont la principale mission est de vendre des titres de dette sociale sur les marchés. La CADES vend des obligations de la dette sociale en particulier à des investisseur·euses privé·es et rembourse ces investisseur·euses avec l’argent récolté avec la CRDS, et d’autres impôts. Ceci offre des placements rentables et très sûrs aux nombreux·ses investisseur·euses surtout étranger·ères achetant de la dette sociale française, puisque ce sont nos impôts qui servent à les rembourser et payer les intérêts.
D’autres taxes, notamment celles sur le tabac ou l’alcool, sont mises en place pour permettre de financer une partie de la sécurité sociale. L’idée affichée de ces taxes est de pousser à la diminution de la consommation de ces substances. Néanmoins, les augmentations de prix induites par ces taxes ne sont pas suffisamment importantes pour pousser à la réduction des consommations (d’autres mesures comme celle sur l’interdiction de fumer dans les lieux publics ou l’arrêt de la publicité expliquent bien plus la réduction du tabagisme en France). Ces taxes sont peu efficaces, mais surtout injustes, car elles sont les mêmes pour tous·tes peu importent les différences de revenus. Ce sont donc les personnes avec les plus petits budgets qui sont le plus affectées par les hausses de TVA.
En 2001, on prend conscience d’un cinquième risque : la perte d’autonomie, en particulier pour les personnes très âgées ou porteuses de handicap. En 2004 et suite à la canicule de 2003 et aux nombreux décès de personnes âgées, le gouvernement de Raffarin propose pour financer ce nouveau risque, de mettre en place une journée de solidarité (journée travaillée, mais pas payée). Ce risque ne fait pas parti de la sécurité sociale mais de la protection sociale. On notera que certain·es travailleurs·euses sont exonéré·es de cette cotisation et que les cotisations sont sous-évaluées par rapport à une journée de travail. En d’autres termes, l’intégralité de la valeur récupérée par cette journée de travail ne sert pas uniquement à la solidarité avec les personnes dépendantes, mais va directement dans la poche des entreprises.
Par la réforme Douste-Blazy de 2004, les directeurs·rices d’organismes sont dirigé·es par un·e Directeur·rice général·e nommé·e en conseil des ministres à la tête de caisses nationales mais non révocable par lui·elle. Cette réforme ainsi que les ordonnances Juppé justifiant la place du parlement illustrent la volonté de l’État de démanteler la démocratie sociale qui avait été mise en place en 1945 pour la remplacer par de la représentation parlementaire. On peut dire que l’État a également organisé la “technocratisation” de la sécurité sociale, en formant des gestionnaires de la sécurité sociale, nommant les directeur·rices et en mettant en place des contrats d’objectifs. Ces méthodes de management par des logiques comptables ont également été instaurées pour les hôpitaux. À partir de 2005, le financement de l’hôpital ne se fait plus par subvention mais par la mise en place de la tarification à l’activité (T2A). Ce changement de moyen de financement aurait contribué à ce que les acteur·rices privé·es (cliniques ou hôpitaux privé·es) se positionnent vers les actes les plus rentables, laissant le reste à l’hôpital public.
Enfin, la mise en place de l’ANI (Accord National Interprofessionnel), en 2003, marque la volonté de renforcer la place des complémentaires santé. Cet accord impose aux entreprises d’avoir une complémentaire pour leurs salarié·es. Les salarié·es ne peuvent la refuser que s’ils·elles montrent qu’ils·elles en ont une autre. Cette loi marque une rupture d’égalité, car la qualité des complémentaires diffère beaucoup. Le choix de la complémentaire est prévu par concertation avec les partenaires sociaux (syndicats et patronat), mais s’il n’y en a pas (comme dans beaucoup de PME) ou que les négociations échouent, c’est l’employeur·euse qui choisira la complémentaire. Cet accord n’a pas de justification économique car la rentabilité économique des complémentaires est plus basse que celle de la sécurité sociale : on dit que sur 1€ cotisé pour la sécurité sociale ce sont 7 centimes qui partent en frais de gestion, pour les complémentaires ce sont 25 centimes. Ainsi, imposer aux entreprises d’avoir une complémentaire plutôt qu’augmenter leurs cotisations pour l’assurance maladie ne conduit pas à des économies.
Pourtant, ces dernières années, la course à l’économie de soins se poursuit par la lutte acharnée contre une « bobologie » anecdotique. Il faut tout de même rappeler qu’en 2014, la dette de la sécurité sociale ne représente que 10% de la dette du pays. Pour ce qui est de la branche santé, elle était en 2019 excédentaire. L’État s’est alors servi dans la caisse de l’assurance pour financer son déficit, sans rapport avec la sécurité sociale.
De plus, cette course à l’économie et à la privatisation des soins contribue à la mise en place de mesures de plus en plus dangereuses pour la santé. Le non-recours au soin est encore trop important, et agit sur notre pays comme une bombe à retardement. Il est beaucoup plus facile et probable de soigner à l’apparition des symptômes plutôt que lorsque la maladie est en phase d'avancer.
Conclusion et perspectives pour notre travail
Les dernières évolutions de la sécurité sociale décrites dans ce texte nous révoltent, et nous poussent à partager cette histoire dans l’espoir qu’il sera possible de la changer et d’éviter une privatisation à l’américaine de nos droits pour la vie. Nous retenons aussi les oppositions et divergences qui ne cessent d’apparaître et de revenir : assistance/assurance, cotisation/impôts, gestion démocratique/étatique… Nous remarquons aussi qu’en l’absence de critères de conventionnement sur la production des médicaments ou des dispositifs médicaux, la sécurité sociale a permis l’enrichissement de certain·es actionnaires de grosses entreprises pharmaceutiques ou médicales sur des fonds publiques. L’histoire se répétant sans cesse, il nous faut nous servir de ce passé pour construire la suite.
Les premières allocations familiales avaient pour objectif d’assurer les moyens de subsistance, y compris de se nourrir. Le programme du CNR contenait des propositions pour l’agriculture, mais en dehors de la sécurité sociale. À sa création, la PAC (Politique Agricole Commune de l’Union européenne) devait permettre d’assurer la sécurité alimentaire de l’union. Pourtant, à notre connaissance, il n’existait pas jusqu’à présent de propositions concrètes de création d’une branche de la sécurité sociale pour l’alimentation pour assurer le droit à l’alimentation, tel que défini par l’ancien rapporteur des Nations Unies Olivier De Schutter. Nos constats montrent pourtant qu’aujourd’hui le système alimentaire dominant en France est insoutenable pour les écosystèmes, à l’origine de violences alimentaires, de grandes difficultés à se nourrir pour 22% des ménages, et d’une précarisation croissante des producteur·rices d’aliments. Ces constats, nous ont poussé·es à imaginer un système de sécurité sociale de l’alimentation, permettant d’assurer un droit à l’alimentation pour tous·tes. Notre projet s’appuie sur les principes du modèle de sécurité sociale de 1945 mis en place par Ambroise Croizat. Nous sommes également convaincu·es par cette histoire qu’il nous faudra être très vigilant·es sur l’universalité des droits et le contrôle démocratique des critères de conventionnement pour éviter de perdre la démocratie sociale et de favoriser l’enrichissement de grosses entreprises capitalistes comme c’est le cas pour la santé avec la production de médicaments et de dispositifs médicaux.
[1] Il s'agit d'un modèle de la protection sociale qui se différencie d'un autre modèle appelé, modèle de Beveridge. Les principes du modèle de Bismark sont : une protection obligatoire pour les salarié·es dont le salaire est inférieur à un certain montant, une protection fondée sur le modèle de l'assurance avec une proportionnalité des cotisations par rapport aux salaires et une proportionnalité des prestations par rapport aux cotisations et enfin une gestion par les salarié·es et employeurs.
[2] La milice était une organisation politique et paramilitaire française créée le 30 janvier 1943 par le régime de Vichy pour lutter contre la Résistance, qualifiée de terroriste. Supplétifs de la Gestapo et des autres forces allemandes, les miliciens participèrent aussi à la traque des Juifs, des réfractaires au STO et de tous les « déviants » dénoncés par le régime de Vichy et les collaborateurs fascistes. C'était aussi la police politique et une force de maintien de l’ordre.
[3] Le plan Beveridge propose un second modèle de protection sociale qui inspirera le fonctionnement de la sécurité sociale. Il vient du Royaume-Uni. Ses principes sont l'universalité toute la population est couvert pour tous les risques, les prestations sont basées sur les besoins et non proportionnelles à leur apport, et enfin c'est l'Etat qui gère l'ensemble de la protection sociale
[4] Les risques de famille ne sont pas couverts par la sécurité sociale mais par un dispositif indépendant. Le chômage ne fait pas parti de la sécurité sociale.
[5] Malheureusement à cette époque une grande partie de la population était que des "ayant droit" sans représentation dans les caisses.