Un nouveau contrat entre la société et l’agriculture pour sortir du mirage de la compétitivité
Une compétitivité impossible et indésirable
Dans une économie capitaliste libérale mondialisée, ce sont les marchés qui fixent les prix des produits agricoles et alimentaires à l’échelle mondiale. Les céréales et produits laitiers français sont vendus sur les mêmes marchés que leurs équivalents brésiliens, chinois, américains, néo-zélandais... Le plus compétitif, c’est-à-dire celui qui a le coût de production le plus faible, impose son prix à l’ensemble de la production mondiale et les moins compétitifs se retrouvent à vendre leurs productions à perte (en-dessous de leurs coûts de production).
La réduction des coûts de production pour s’imposer sur les marchés relève de trois stratégies principales et complémentaires :
- Spécialiser les territoires dans les productions pour lesquelles ils ont un avantage comparatif (conditions climatiques, qualité des sols…) : le blé dans le bassin parisien en France, dans les grandes plaines des Etats-Unis et dans les terres noires d’Ukraine ; le lait en Nouvelle-Zélande, le cacao en Côte d’Ivoire ou encore l’huile de palme en Indonésie. Cela génère la mondialisation de notre alimentation, rend les pays dépendants des marchés mondiaux pour les aliments qu'ils ne produisent pas car ils ne sont pas assez compétitifs et va à l’encontre de la souveraineté alimentaire[2].
- Augmenter la productivité du travail c’est-à-dire augmenter la quantité produite par unité de main d’œuvre par :
- l’agrandissement des exploitations agricoles : remembrements, suppressions des haies et des arbres, accroissement des cheptels, etc.
- l’investissement dans du matériel plus performant : grande largeur de travail, grande puissance, outils numériques, variétés génétiquement modifiées, robots, etc.
- la simplification des itinéraires techniques : monocultures, recours massif à la fertilisation minérale, aux produits phytosanitaires et aux produits vétérinaires, etc. Cela a pour conséquence la diminution du nombre d’actifs agricoles et d’exploitations agricoles, la simplification des paysages, la dégradation de l’environnement et va à l’encontre de l’optimisation de la production par surface cultivée, de campagnes vivantes et de l’harmonie entre l’activité agricole et l’environnement.
- Diminuer le coût du travail par la baisse des cotisations sociales, la baisse des salaires, le recours à des travailleurs étrangers ou encore l’augmentation du temps de travail. Cela a pour conséquence des difficultés de recrutement, une précarisation des salariés agricoles et des agriculteurs, la disparition progressive des exploitations agricoles et va à l’encontre du progrès social.
Dans un tel système, des normes environnementales exigeantes diminuent la productivité du travail tandis que des normes sociales exigeantes augmentent le coût du travail. Toute approche vertueuse nuit à la compétitivité de l’agriculture française sur les marchés mondiaux où elle est en concurrence avec des agricultures qui bénéficient de normes socio-environnementales moins exigeantes.
Pour compenser le manque de compétitivité de l’agriculture française, des soutiens publics massifs (subventions, exonérations fiscales et sociales) sont accordés[3] afin de permettre aux agriculteurs de vendre leurs productions en-dessous de leurs coûts de production. L’agriculture française est donc maintenue en vie artificiellement à grand renfort d’argent public. De plus, des subventions aux exportations sont distribuées aux filières pour écouler la production de nos filières phares (céréales, poudre de lait…) à l’étranger ce qui nuit à la souveraineté alimentaire des pays importateurs en déstabilisant les filières agricoles locales.
A l’exception de quelques produits de luxe (vins et spiritueux) sans lesquels la balance commerciale agricole française serait déficitaire, aucune production agricole française n’a un quelconque avenir dans la mondialisation sans d’importants soutiens publics, à moins de réclamer le retour de l’esclavage et d’accepter la destruction des écosystèmes.
Notons que les stratégies déployées pour réduire les coûts de production ont des conséquences sociales et environnementales négatives et risquent de conduire à une baisse de la productivité à long terme. La concurrence mondialisée en agriculture favorise une approche extractiviste de court-terme.
Les circuits courts et les labels de qualité permettent à une petite partie de la production de trouver un débouché rémunérateur hors de la concurrence mondiale auprès des consommateurs pour lesquels ces produits sont accessibles économiquement. Une fois ce marché de niche pourvu, la transition du système alimentaire stagne voire régresse comme en témoigne les difficultés de l’agriculture biologique à la suite de la crise inflationniste de 2022-2023.
Dès lors, comment maintenir une activité agricole en France et engager la nécessaire transition écologique ?
Un nouveau contrat entre l'agriculture et la société
Pour allier agriculture, alimentation et environnement, il faut sortir l’agriculture du libre-échange mondialisé. Evidemment, une sortie complète du libre-échange (pas seulement pour l’agriculture) serait préférable mais, à défaut d’une sortie complète, convenons que, a minima, les produits agricoles et alimentaires ne devraient pas être soumis aux mêmes règles de commerce que celles des aspirateurs ou des petites cuillères. En effet, il en va de la souveraineté alimentaire, de l'accès à l'alimentation, du maintien des exploitations agricoles et de la qualité des milieux agricoles et naturels.
Nous proposons l’instauration d’un nouveau contrat entre l’agriculture et la société dont la mise en place se découpe en trois étapes principales :
- Sortir l’agriculture et l’alimentation du libre-marché et de la concurrence internationale. Pour cela, il faut appliquer une approche similaire à celle en vigueur pour la culture et ainsi aller vers une « exception agriculturelle » : sortir l’agriculture des traités de libre-échange et instaurer des protections aux frontières pour éviter la concurrence déloyale de produits agricoles venus de l’étranger[4].
Notons que l’instauration de prix planchers revendiqués par les agriculteurs n’a de sens que dans un changement d’approche systématique. Mettre en place des prix planchers dans le libre-échange mondialisé actuel ne ferait que défavoriser l’agriculture française au profit de produits importés moins chers et certainement de moindre qualité.
- Définir l’agriculture et l’alimentation que nous voulons démocratiquement. Pour cela, il faut mettre en place des instances de décisions démocratiques afin de choisir collectivement des aliments à produire et des pratiques de production au regard des enjeux et des besoins. Nous pensons que des citoyens formés aux enjeux du système alimentaires et en dehors de l’acte d’achat définiront des pratiques socio-environnementales ambitieuses. Ainsi nous pourrons piloter le système alimentaire en fonction de la satisfaction des besoins des mangeurs, de l’adaptation au changement climatique, du respect des écosystèmes, de l’aménagement du territoire, etc.
- Proposer un nouveau contrat social avec l’agriculture pour atteindre la souveraineté alimentaire. Il s’agit de proposer une visibilité à long terme et une garantie de prix rémunérateurs aux agriculteurs en échange de leur engagement à produire l’alimentation souhaitée par les mangeurs aux conditions décidées démocratiquement.
Cela nécessitera une réorientation des soutiens publics vers les exploitations agricoles les plus vertueuses, une planification de l’accès aux ressources (eau, financement, énergie...) et une planification de la production. Certaines cultures devront croître comme les légumineuses, les fruits et les légumes tandis que d’autres devront décroître comme les céréales et le lait.
Même si la mise en place d’un nouveau contrat social devrait s’accompagner progressivement d’une diminution des coûts cachés de notre alimentation actuelle (maladies cardiovasculaires, maladies neurodégénératives, pollution de l’eau, pollution de l’air…), la conséquence à court terme sera une augmentation du budget des ménages alloué à l’alimentation car une alimentation française aux exigences environnementales et sociales élevées à un coût élevé.
Dès lors, comment permettre à toutes et tous de se procurer l’alimentation issue d’un système alimentaire vertueux ?
Une alimentation socialisée
Il est logique qu’une alimentation de qualité, qui respectent celles et ceux qui la produisent, les animaux et la nature, soit onéreuse. Afin que cette nouvelle situation ne contribue pas à accentuer la précarité alimentaire qui touche déjà 8 millions de personnes en France, il nous faut socialiser l’alimentation.
A la manière de ce qui a été fait pour la santé avec la Sécurité sociale, le Collectif pour une Sécurité sociale de l’alimentation, dont ISF Agrista fait partie, propose une Sécurité sociale de l’alimentation[5] fondée sur trois piliers :
- Universalité. Chaque personne recevra 150€ par mois dédiés à des dépenses alimentaires[6], crédités sur sa carte vitale, quels que soient ses moyens et son âge. Ce montant peut évoluer dans le temps, notamment en lien avec l’inflation.
- Conventionnement démocratique. Un mécanisme, analogue aux Conventions citoyennes, permettra d’assurer une orientation par les citoyens de la production agricole et alimentaire par une élaboration démocratique des types de produits et des critères de qualité. Les 150€ pourront être dépensés auprès d’acteurs conventionnés parce qu’ils respectent les cahiers des charges proposés ou parce qu’ils s’engagent dans une transition de système de production.
- Financement par la cotisation. Le versement de 150€ par personne et par mois, enfants compris, représenterait un budget annuel de 120 milliards d’euros[7], soit 8% de la valeur ajoutée produite en France, qui serait financé par des cotisations sociales.
Un tel mécanisme permettrait de :
- Sanctuariser un budget dédié à l’alimentation.
- Offrir un marché rémunérateur aux professionnels qui s’engagent à respecter les cahiers des charges définis démocratiquement, autrement dit garantir une demande solvable aux agriculteurs en dehors des marchés mondiaux.
- Donner un accès à toutes et tous à une alimentation choisie, autrement dit mettre en œuvre le droit à l’alimentation.
Ainsi la sortie de l’agriculture de la compétition mondiale et l’élaboration d’un nouveau contrat social avec les agriculteurs ne sont plus des utopies mais deviennent envisageables et désirables !
Le libre-échange mondialisé en agriculture n’est pas compatible avec la souveraineté alimentaire. Si nous refusons l’importation de produits agricoles et alimentaires d’Amérique latine au motif qu’ils constituent une concurrence déloyale alors, par cohérence, nous devons arrêter d’exporter des denrées agricoles françaises en Afrique de l’Ouest à l’aide de subventions. Avec cet article nous suggérons des solutions pour sortir de cette concurrence généralisée afin de décider démocratiquement des conditions de la production alimentaire et de rendre l’alimentation accessible à toutes et tous. Nous souhaitons que ces pistes puissent nourrir les débats en cours sur l’avenir de l’agriculture française !
[1] Pour lire le projet associatif d’ISF Agrista : https://www.isf-france.org/articles/isf-agrista-presente-les-fondements-de-son-projet-associatif
[2] La souveraineté alimentaire, telle que définit dans l’article 15 de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales, correspond à la possibilité des populations de définir leurs propres systèmes agricoles et alimentaires, ce qui inclut notamment le droit de participer aux processus décisionnels concernant les politiques agricoles et alimentaires, en rupture par rapport à l’organisation des marchés agricoles dans le libre-échange.
[3] Les soutiens publics français au système alimentaire à 48 milliards d’euros par an dans l’étude L’injuste prix de notre alimentation, disponible en ligne : https://www.civam.org/ressources/thematiques-groupes/alimentation-thematiques-groupes/linjuste-prix-de-notre-alimentation-quels-couts-pour-la-societe-et-la-planete/
[4] Pour aller plus loin : https://isf-france.org/articles/la-souverainete-alimentaire-necessite-de-rompre-avec-les-politiques-agricoles-neoliberales
[5] Site Internet du Collectif pour une Sécurité sociale de l’alimentation : https://securite-sociale-alimentation.org/ et vision d’ISF Agrista : https://isf-france.org/articles/pour-une-securite-sociale-de-lalimentation
[6] A titre de comparaison, le budget alimentaire moyen d’un français (à domicile ou en dehors) est de 300 €/mois mais les plus précaires se nourrissent avec moins de 60 €/mois.
[7] A titre de comparaison, la branche maladie de la Sécurité sociale a versé 221 milliards d’euros de prestations en 2022.