Les Liens entre ISF, iESS et Ingénieurs Engagés

Les mouvements iESS (Ingénieur.e.s pour l’Économie Sociale et Solidaire) et Ingénieurs Engagés ont gagné beaucoup de visibilité cette année. Comment s’y prendre pour trouver une cohérence globale entre leurs actions et celles d’ISF ? Interviews croisées avec Jean-Philippe Neuville (sociologue à l’INSA Lyon) et Nicolas Vandeschricke, étudiant de l’école.
Assemblée Générale de lancement de l’association Ingénieurs Engagés (16/11/17)
Nicolas Vandeschricke
  • Comment le collectif s'est-il formé ? Quels sont vos moyens d'action ? Comment êtes-vous organisés ?

Jean-Philippe Neuville : A l'origine, la lecture de nombreuses études et autres sondages sur les millennials, mais aussi et surtout une intuition personnelle après 20 ans passés au contact des élèves-ingénieurs de l’INSA [Institut national des sciences appliquées] que j’ai vu rapidement évoluer ces dernières années : cette génération est ouverte sur la société, porte un jugement « critique » sur elle, souhaite en comprendre le fonctionnement, dispose de nouveaux outils pour agir... et passe à l'action pour essayer de la transformer localement. Responsables, citoyens, entreprenants, innovants : ces jeunes le sont déjà ! Autre caractéristique importante qui prend de l'ampleur, ils ne se projettent pas du tout dans une grande entreprise et voient l'arrivée sur le marché du travail comme un « mur ». J'ai fait part de cette intuition à quelques collègues qui m'ont avoué ressentir la même chose, bien qu'ayant des regards et des horizons très différents. On a donc formé un petit groupe de sept personnes pour rédiger un « Appel », publié en décembre 2016 dans le journal étudiant de l'école (L'insatiable), pour voir si notre perception pouvait trouver un écho favorable auprès des différents publics de l'établissement. Les retours furent nombreux et enthousiastes : le diagnostic était partagé et l'envie d'agir tout autant. On a donc, dès janvier 2017, transformé le club des sept en Collectif d'une trentaine de personnes afin de rassembler différents profils (1/3 enseignants-chercheurs, 1/3 élèves, 1/3 personnels administratifs et alumni), tous concernés par « leur » école, par la formation des ingénieurs, par leur rôle dans la société... avec l'envie commune de faire bouger l'INSA sur ces questions de fond, alors même que l'école fêtait ses 60 ans avec l'idée de refonder son modèle. Nous nous sommes réunis de janvier à juin 2017, un jeudi soir sur deux, avec pour objectif d'être force de propositions tant sur les contenus de formation que sur les processus pédagogiques, mais aussi pour instaurer dans l'école une dynamique porteuse de sens, mobilisatrice pour ses personnels de plus en plus accaparés par des processus chronophages et vides de sens et, plus largement, construire un écosystème local. Nous avons ainsi organisé notre premier Forum « Ingénieurs Engagés » en avril 2017, qui réunissait les membres du collectif et de nombreux acteurs locaux de l'ESS, et proposé cinq scénarios pédagogiques. Cette année, dans un souci d'efficacité, nous avons opté pour une organisation plus traditionnelle avec des groupes de travail autonomes pour chacun de nos chantiers, coordonnés par un COPIL [comité de pilotage] qui se réunit tous les mois. La création ce mois-ci par les élèves d'une association « Ingénieurs Engagés » va également contribuer à renforcer et pérenniser leur place dans le dispositif, et apporter un potentiel d'action indispensable pour organiser de grands événements tels que notre prochain Forum sur le campus au printemps 2018, où la présence d'ISF [Ingénieurs sans frontières] est attendue !

Nicolas Vandeschricke : À la base, le collectif, alors sous le nom d’Ingénieur Engagé, s’est monté à l’initiative de Jean-Philippe Neuville, professeur d’Humanités à l’INSA de Lyon. Jean-Philippe a regroupé des personnels administratifs, enseignants et des étudiants pour mettre des mots sur un malaise commun, celui de voir la formation d’ingénieur tournée vers le profit à tout prix, en oubliant l’éthique, via les grands groupes industriels ou de conseil. Mettre des mots était la première étape, qui précédait des actions à mener. De fait, une grande quantité d’événements et d’énergie bouillonnait (et bouillonne toujours) sur le campus autour des thématiques de développement durable, de solidarité, de justice sociale, en bref de valeurs qui permettaient à certains de donner un sens à leur temps libre, via des associations. Alors pourquoi ne pas donner un sens à notre projet professionnel ? Au cours de réunions tenues toutes les deux semaines environ, d’outils informatiques collaboratifs tantôt désertés tantôt ressuscités, et surtout grâce à beaucoup de mails, une action concrète a pu voir le jour en fin d’année scolaire. Un forum sur la formation nous a permis de réunir toutes les personnes potentiellement intéressées par le collectif, sur et hors du campus, pour parler de la formation d’ingénieur à l’INSA mais aussi en général. Des scénarii pour apporter des modifications plus ou moins profondes ont pu être discutés, et chacun a apporté sa sensibilité, pour se rendre compte que bien souvent elle était partagée. Le collectif a ensuite contacté la direction des études de l’INSA pour discuter de ces possibles modifications. Au lieu des réserves attendues face à cette sérieuse remise en question du modèle de l’école, nous avons eu droit à un enthousiasme de la part de la direction, qui nous a même encouragés à aller plus loin dans nos propositions. C’est ce qui nous fait dire que la situation est mûre dans les écoles d’ingénieur en France aujourd’hui qui sont favorables à une évolution vers plus de développement durable et de citoyenneté. En fin d’année dernière également, des membres du collectif ont tourné un documentaire intitulé “Ingénieur pour Demain”1 qui a fait bouger les lignes au niveau de notre école, mais également dans beaucoup d’écoles d’ingénieur en France. Cette année, des branches d’Ingénieur Engagé bourgeonnent aux quatre coins du pays, et une association est en cours de création ici, à l’INSA de Lyon ; la communication est établie et forte entre nous, tous membres du collectif. Tandis que l’association aura pour but de faire vibrer le “bas” de l’école en partant des étudiants, en créant une alter-culture de la formation d’ingénieur, le “haut” est mis en mouvement par iESS (Ingénieur.e.s pour l’Économie Sociale et Solidaire), nouveau nom du bras interne à l’administration, composé de Jean-Philippe Neuville et de personnels INSA, mais aussi d’un ou deux étudiants du collectif.

 

  • La vidéo "Ingénieur pour Demain" axe sur l'aspect professionnel et le manque d'opportunités dans les milieux dits "alternatifs". Pourquoi cette thématique vous intéresse particulièrement ?

J.P.N : Vingt ans après la signature du protocole de Kyoto et une situation toujours plus grave, on peut identifier aujourd'hui 3 postures parmi les élèves-ingénieurs : 1) les « disciples », toujours majoritaires, qui adoptent le jeu et ses règles sans jamais les questionner, soit par pure reproduction sociale, soit par désir d'ascension sociale, avec la certitude d'en sortir gagnants ; 2) les « rebelles », qui rejettent le système mais sans velléité d'en changer les règles, et qui vont donc essayer de trouver leur place ailleurs, de se sentir utiles autrement, quitte à ne pas faire profession d'ingénieur ; on va retrouver là ceux qui vont s'exclure du système (retour à la nature), ceux qui vont agir en marge du système (artisans - commerçants), et ceux qui vont venir en aide aux victimes du système (actions humanitaires) ; et 3) les « engagés », qui refusent également le système mais avec l'envie d'en changer les règles, qui éprouvent le désir de s'investir dans une transformation de la société en mobilisant leurs compétences d'ingénieur. Ce dernier groupe porte par conséquent un projet « politique » au sens noble du terme : l'ingénieur, ses compétences, ses réseaux, ses outils et ses techniques peuvent être mis au service d'un projet de société, plus seulement développés au nom d'un progrès, d'une croissance, d'une mondialisation... trop peu questionnés à leurs yeux. Les rebelles et engagés ont toujours existé dans les grandes écoles, mais leur nombre, leur volonté, leur énergie et leurs capacités d'action sont montés en puissance. Le projet iESS est destiné aux élèves rebelles et engagés : quels projets professionnels en ingénierie, alternatifs à celui de la grande entreprise, peuvent-ils déployer pour davantage contribuer à servir l'intérêt général ? Parmi toutes les réponses possibles, nous souhaitons privilégier l'ingénierie pour l’Économie Sociale et Solidaire (ESS) et ce, pour deux raisons. En premier lieu, nous formons des ingénieurs en cinq ans, principalement avec l'argent des contribuables : difficile par conséquent d'inciter des élèves à ouvrir une boulangerie bio, activité ne nécessitant aucunement ces cinq années de formation, ni même les compétences de l'ingénieur, et pouvant être occupée par des personnes tout aussi motivées mais nettement moins qualifiées et en recherche d'emploi. En second lieu, associer ESS et ingénierie constitue un mariage de raison : les ingénieurs ont besoin de l'ESS pour exercer une activité d'ingénierie dans un cadre plus conforme aux valeurs de cette génération, mais l'ESS a aussi besoin des ingénieurs pour changer de braquet et devenir une économie non plus marginale mais réellement alternative, en proposant des solutions industrielles viables à grande échelle, pour aller au-delà de la myriade de micro-structures plutôt orientées services, condamnées à vivoter en périphérie du système industriel dominant, et sous perfusion de fonds publics. Avec l'arrivée d'Ingénieurs Engagés, et la montée en puissance concomitante de financements alternatifs, l'ESS pourrait elle aussi faire sa « révolution ».

N. V. : Nous sommes un groupes d’étudiants qui croyons en la capacité des ingénieurs à avoir un véritable impact sur le monde futur, de par notre formation bien sûr, mais aussi par l’importance que semble nous donner le monde du travail (le terme de “cadre” est très représentatif de cela). Partant de ce constat, nous observons malheureusement que les possibilités d’impact sur le monde sont souvent restreintes au monde usuel de l’entreprise et des grands groupes, qui sont les seuls acteurs dont l’INSA fait ouvertement la promotion. Nous pensons qu’il est nécessaire d’ouvrir le champ des possibles aux futurs ingénieurs en quête de sens (et il y en a beaucoup, la vidéo “Ingénieur pour Demain” et ses effets en témoignent), pour élargir notre zone d’action. Car il est évident pour nous que toute action visant à “faire changer les choses” ne doit pas, et ne peut pas passer uniquement par le monde de l’entreprise, mais doit aussi mettre en mouvement les milieux dits alternatifs qui bénéficient de moins de promotion car ils brassent moins d’argent, mais sont tout aussi importants pour modeler l’avenir de nos sociétés Voilà pourquoi nous souhaitons aider notre école à offrir de nouvelles perspectives à ses élèves. De plus de nombreux ingénieurs ne se reconnaissent de toute façon pas dans ces grands groupes et ont besoin pour eux-mêmes de trouver des façons alternatives de travailler : on observe actuellement une vague d’ingénieurs en crise de sens qui quittent brutalement le monde de l’entreprise à 27-28 ans : autant offrir des possibilités à ces gens en amont.

 

  • Quels liens voyez-vous entre la question professionnelle et la formation de l'ingénieur ?

J.P.N : Un ingénieur est le produit d'une formation ET d'une sélection. La formation porte sur la transmission de savoirs, aptitudes, capacités et compétences, qui sont aujourd'hui parfaitement identifiés dans chaque établissement. Ce qui n'est pas le cas de la sélection qui porte plutôt sur un profil individuel que les classes préparatoires, intégrées ou non, ont pour mission de trier et « classer ». On peut tous identifier au moins cinq caractéristiques de ce profil : 1) privilégier les savoirs abstraits (mathématiques) aux dépens des savoirs porteurs de sens (SHS – sciences humaines et sociales) ; 2) une capacité de travail nettement supérieure à la moyenne, à encaisser la charge sur des plages horaires très élastiques, y compris sur des tâches dénuées de « sens » ; 3) une efficacité dans la résolution de problème sans remettre en cause son énoncé ; 4) une grande autonomie et capacité à apprendre par lui-même ; et 5) un potentiel de docilité important développé tout au long de sa scolarité exemplaire, posture de bon élève qu'il sera enclin à reproduire dans l'entreprise. Les profils rebelles, et surtout engagés, remettent en cause les aptitudes personnelles 1, 3 et 5. Ils souhaitent davantage d'enseignements porteurs de sens, questionnent, voire reformulent, l'énoncé du problème avant de le résoudre, et présentent un potentiel de docilité très faible dès lors qu'ils ne trouvent pas de réponses satisfaisantes aux deux questions préalables à tout engagement de leur part : pour qui et pour quoi ? Ces élèves fuient les grandes entreprises et leur mode de gouvernance qu'ils pensent, à tort ou à raison, principalement responsables de la situation et de son inertie, et qui n'offrent pas de bonnes réponses aux deux questions précédentes. La prochaine étape pour eux, si on ne s'adapte pas très rapidement, sera de fuir ce qui les y conduit naturellement : les grandes écoles ! Si nos écoles n'ont plus de « grandes » que leur histoire, leur taille, le salaire moyen à la sortie, leurs labels, leurs classements... sans perspective sociétale autre que la reproduction du système, nous subirons le même sort que les grandes entreprises : crise du recrutement, désillusion, désamour, augmentation du nombre d'abandons, d'années de césure, d'engagements parallèles, de premiers emplois totalement déconnectés de la formation, etc. Quelque part, ce que cette génération pourrait fragiliser, c’est tout un système de verticalités instituées qui n’a pas su démontrer sa capacité à traiter de façon responsable les enjeux les plus importants de notre humanité. Pendant que nous détruisons chaque jour un peu plus notre écosystème, les grandes entreprises se battent, avec leurs bataillons d'ingénieurs, pour augmenter le cours de leur action en bourse, et les grandes écoles s'épuisent pour gagner des places dans des palmarès. En tarissant cette filière et en investissant d'autres lieux, de formation et de travail, ces jeunes pourraient obliger les « grandes » à sérieusement se remettre en question...

N. V. : Dans une école d’ingénieur, la formation est déterminée en relativement grande partie par les besoins de l’industrie ou des entreprises en général. Dans le cas de l’INSA de Lyon, un dialogue fort est maintenu en permanence avec des industriels (dont certains siègent au CA de l’école) pour cerner au mieux leurs attentes vis-à-vis des futurs ingénieurs qui sortiront et pourront être embauchés. Le problème se pose quand on nous pousse tous vers les grandes entreprises qui ont pour but premier de faire du profit. Certains s’y destinent et il n’y a pas de mal à ça s’ils le décident, mais il existe d’autres problèmes à résoudre que celui d’apporter de l’eau au moulin du profit illimité sans réflexion. Des problèmes comme le partage des connaissances (via la culture du libre par exemple), ou la gestion et la préservation de notre environnement ; sans parler des valeurs de solidarité ou de la notion de bien-être au travail. Notre formation, d’une part ne nous prépare pas forcément à ces problématiques, et de l’autre ne nous facilite pas la tâche pour trouver des débouchés, quels qu’ils soient. C’est peut-être ce dernier aspect qui est le plus flagrant, lorsque les entreprises invitées ou parrainant les promotions sont le plus souvent des grands groupes multinationaux qui n’affichent pas ces valeurs de progrès social dans leur cahier des charges. En ça, la question professionnelle est fortement influencée par la formation, et pour l’instant, ce ne sont pas les besoins de toute la société qui influencent la formation. Voilà le déséquilibre que nous dénonçons.

 

  • Quels rapprochements voyez-vous entre vos actions et celles d'Ingénieurs sans frontières ?

J.P.N : Elles sont parfaitement complémentaires et convergentes. ISF œuvre depuis longtemps sur la formation de l'ingénieur citoyen et a développé ses réseaux d'influence par le haut, à l'échelle nationale, pour agir sur les écoles : on est donc sur un processus de transformation plutôt orienté top-down et Paris-Province. Le Collectif « Ingénieurs Engagés » est parti du bas et d'une école de province, d'une prise de conscience locale et collective que le moment était opportun pour agir, d'une envie partagée de contribuer à un processus de transformation bottom-up. Le succès incroyable rencontré par le web-documentaire « Ingénieur pour Demain » et la création d'un collectif « Ingénieurs Engagés » à l'échelle nationale pourrait bien conférer très rapidement une dimension plus globale à cette dynamique, tant les élèves sont nombreux à partager ce diagnostic et cette envie d'agir. C'est ce que j'appelle la « révolution positive » : une volonté de changer le monde de la part de ceux, paradoxalement, qui n’en ont en général ni la culture familiale, ni l’intérêt s'ils veulent satisfaire aux normes de la réussite sociale. Le tout sans violence, de façon constructive, avec les « armes » de l'ingénieur qui en font la valeur en entreprise : ses compétences, ses aptitudes et ses réseaux. Il est aujourd'hui de la responsabilité des écoles de former des ingénieurs eux-mêmes plus responsables, et donc de sensibiliser tous leurs élèves à cette question, notamment les « disciples » qui intégreront des grands groupes, par tous les moyens appropriés, ce que proposent déjà ISF avec FormIC [Former l'Ingénieur Citoyen] ou l'INSA-Lyon avec la RSI (Responsabilité Sociale de l'Ingénieur). Mais il faut aller plus loin pour les élèves « rebelles » et « engagés », de plus en plus nombreux, qui souhaitent faire de leur formation d'ingénieur un levier d'action et d'épanouissement professionnel au service d'une transformation sociale profonde. Former de futurs ingénieurs citoyens au sens plein du terme : ISF, Ingénieurs Engagés, iESS... même combat !

N. V. : En ce qui concerne l’association en cours de création les actions qui ont été proposées pour l’année auraient pu être proposées dans le pôle Lyon d’ISF. Elles s’inscrivent dans une démarche similaire à celle de FormIC. Le collectif iESS est peut-être plus éloigné mais va dans la même direction générale. Après de nombreuses discussions, il a été décidé de créer une nouvelle association Ingénieur Engagé à l’INSA de Lyon, détachée officiellement de la branche locale d’ISF pour permettre une plus grande souplesse sur les projets des deux associations ; nos buts sont les mêmes et il nous semble tout naturel de travailler ensemble, tant au niveau local qu’au niveau national. De fait, il existe depuis longtemps une réflexion sur le métier d’ingénieur. Nous espérons que toutes les personnes concernées pourront agir de leur côté au moins en se rassemblant, si possible. Cette réflexion, ISF l’a depuis longtemps ; c’est inestimable.

 

1https://www.youtube.com/watch?v=72WzOAGzY1M&t=163s

6 décembre 2017
Eduardo Palmieri
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