Le commerce équitable, un levier de lutte contre la pauvreté ?

A l'occasion du mois de l'économie sociale et solidaire, ISF a interviewé Marc Dufumier, ingénieur agronome, enseignant-chercheur et président de la Plate-Forme du Commerce Équitable (PFCE).
Marc Dufumier
Marc Dufumier
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ISF - En quoi est-ce que le commerce équitable participe à une économie sociale et solidaire ?

 

Marc Dufumier - Dans le cadre du commerce équitable, on garantit aux producteurs un Prix Minimum Garanti : quand les prix internationaux s’effondrent, par solidarité avec eux, on fait en sorte que le prix auquel ils ont droit ne descende pas en dessous d’un Prix Minimum Garanti. Il garantit le recouvrement des coûts de production, c’est à dire la survie de la famille bien sur mais aussi le renouvellement du capital. Le commerce équitable accorde aussi une Prime de Développement aux producteurs qui peuvent l’utiliser pour des améliorations sociales ou des projets de développement. Le Prix Minimum Garanti, la Prime de Développement, et éventuellement un Préfinancement au moment de la récolte (pour éviter que les paysans s’endettent auprès d’un commerçant usurier pour trouver la main d’œuvre qui leur permettra de récolter à temps), sont des façons pour nous de manifester notre solidarité. C’est bien de l’économie mais de l’économie moins inéquitable que celle du marché mondial.

 

ISF - Le commerce équitable doit-il permettre l'accès de producteurs défavorisés à des marchés rémunérateurs ou convertir l'ensemble du commerce international à une forme d'économie plus juste et responsable ?

 

Marc Dufumier - Le commerce équitable n’est qu’un acte qui vise à travers des gestes (Prix Minimum Garanti, Prime de Développement, Préfinancement des récoltes), à manifester notre solidarité à l’égard de personnes dans des conditions défavorisées. Mais l’expérience montre que ce simple geste induit des effets de relance économique qui peuvent s‘exercer à l’échelle des villages et des terroirs là-bas. Les organismes de commerce équitable sont aujourd’hui à même de montrer que si le commerce mondial était plus équitable, ça permettrait de soulager une foule de problème dans le monde : la faim, la malnutrition, l’exode rural vers les bidonvilles et les mouvements migratoires à travers le désert Lybien et la méditerranée. Avec des prix rémunérateurs, on peut inverser des cercles vicieux de la pauvreté et bâtir des cercles vertueux dans lesquels les populations ont les moyens de se prendre en charge et de développer par eux-mêmes les formes d’agriculture qui leurs correspondent le mieux.

 

ISF - Est-ce vraiment rendre service à des producteurs défavorisés que de les insérer dans des marchés internationaux où la compétition est très violente ?

 

Marc Dufumier - Le commerce mondial est absolument inéquitable et le grand problème des pays du Sud, avant d’être un problème d’exportation de produit, c’est de pouvoir s’auto-approvisionner par eux-mêmes en production alimentaire, sans dépendre de l’étranger. Le défi c’est que les paysanneries là-bas puissent vivre et travailler dignement au pays, pour produire par elles-mêmes les vivres dont leurs peuples ont besoin. C’est là-dessus qu’il faudrait mettre l’accent quand on veut que le commerce international soit plus équitable. Les peuples du Sud devraient donc avoir le droit de faire ce que l’Europe a fais avec succès au lendemain de la 2ème guerre mondiale : mettre des droits de douane à l’importation des marchandises de bas prix en provenance de pays développés. Les pratiques du commerce équitable qui portent sur des produits qui sont exportés (café, cacao, banane, vanille) attirent l’attention des consommateurs français sur la rémunération des marchandises. On pourrait se dire que les prix favorables aux produits d’exportation vont les dissuader davantage de faire des cultures vivrières. Or ce n’est pas toujours vrai parce que les cultures d’exportation ne rentrent pas toujours en concurrence, que ce soit pour les surfaces disponibles ou pour la quantité de travail consacrée à l’agriculture. Le grand mérite du commerce équitable c’est de démontrer qu’avec des prix rémunérateurs, les gens là-bas peuvent non seulement nourrir leurs familles mais finalement commencer à épargner, investir, progresser et se développer par eux-mêmes. Mais il y a effectivement une contradiction apparente entre le fait que nous mettons l’accent sur les produits d’exportation alors que le premier problème là-bas c’est de retrouver une plus grand sécurité vivrière par une plus grande souveraineté alimentaire.

 

ISF - Le statut coopératif est un des fers de lance de l'ESS. Les coopératives de producteurs sont-elles les organisations les plus à même de mettre en œuvre un commerce équitable ?

 

Marc Dufumier - La Prime de Développement est en général accordée à des associations de producteurs ou des coopératives et doit permettre de développer un projet collectif. Dans certains cas, les producteurs sont conscients que le militant qui achète un produit du commerce équitable ne continuera de le faire que s’ils ne sont pas trop mauvais, ils mettent donc à profit la Prime pour développer des petites transformations sur place, pour faire du produit bio et parfois même du gourmet. Il y a donc bien une prise en charge par les gens eux-mêmes, dans un cadre associatif, de leurs problèmes de développement. Lorsque des groupements de producteurs commencent à prendre une taille critique, la question du fonctionnement démocratique se pose. Je crois qu’on n’a pas le droit de s’illusionner mais il n’empêche que le premiers effet de cette Prime de Développement c’est quand même de permettre aux gens là-bas de s’organiser et en général ça leur fais du bien.

 

ISF - Certains labels, comme Max Havelaar ont ouvert la possibilité à des plantations, voir des organisations privées, de pouvoir accéder au commerce équitable. Est-ce que cela met en danger l’aspect social et solidaire ? Est-ce qu’ils risquent de supplanter les coopératives ?

 

Marc Dufumier - A vérifier. Il y a des conditions imposées aux entreprises, notamment des conditions sociales sur les conditions d’emploi des salariés et des conditions environnementales. La difficulté reste que le propriétaire privé qui a investi du capital dans une plantation le fait souvent pour un taux de profit. La tentation d’aller vers la monoculture, qui du point de vue de l’environnement est difficilement gérable de façon durable, est très forte. Il faut aussi s’assurer que les conditions sociales qu’on impose aillent un peu au-delà des normes de l’OIT, c'est-à-dire qu’il faut pour les certificateurs vérifier qu’il y a bien un plus. Le risque effectivement n’est pas complètement négligeable. Il faut réaliser des évaluations sur la question, des études d’impact pour voir exactement ce qu’il en est.

ISF - On entend peu parler de commerce équitable dans les universités et les grandes écoles. Quelle place pour le commerce équitable dans l'enseignement supérieur ?

 

Marc Dufumier - Epsilon. Pratiquement zéro. Le mouvement du commerce équitable est l’initiative d’une avant-garde de la société civile à travers des ONG et associations de solidarité internationale. Malgré l’aide de la Ligue de l’enseignement, dans les écoles et surtout dans les grandes écoles d’agronomie, il est très très rare qu’on présente le commerce équitable. Il faudra un peu pousser le personnel enseignant pour qu’il y ait plus de considération pour le commerce équitable, autant sa pratique actuel que les conditions dans lesquelles un commerce mondial pourrait devenir plus équitable et moins défavorable aux populations qui souffrent dans le monde.

 

ISF - Dans ces projets de commerce équitable, et plus généralement les projets de développement dans des pays dits du Sud, quelle place pour les agronomes du Nord, quelle place pour les agronomes du Sud ?

 

Marc Dufumier - Une place considérable pour les agronomes d’une façon générale. Aujourd’hui, il y a d’une part des innovations paysannes menées sur le terrain par les agriculteurs eux-mêmes et d’autre part les expériences des agronomes menées dans des conditions de la station expérimentale. Les agronomes qui sélectionnent des variétés améliorées en station expérimentale et viennent ensuite dire ce qui est mieux aux paysans, c’est terminé. Les agronomes de demain vont être des agro-écologues qui vont soigneusement étudier les agro-écosystèmes aménagés par des paysanneries qui essayent d’innover tout en satisfaisant leur propre intérêt, le tout si possible de façon durable. Il y a alors une coopération étroite entre les agronomes et les paysans. Je dirais que la nationalité des agronomes dans ce cas très particulier m’importe très peu.

 

ISF - Est-ce qu’il y a des filières de formation d’agronomes dans les pays du Sud qui permettent cet accompagnement ?

 

Marc Dufumier - C’est un peu compliqué. Déjà dans les pays du Nord, l’enseignement en agro-écologie et les formes novatrices d’agronomie sont encore trop peu enseignées. C’est encore plus vrai dans des pays du Sud où les professeurs en place ont été formés, ou « formatés » on pourrait presque dire, dans nos propres établissements. Beaucoup de formateurs là-bas n’ont pas eu l’occasion de se recycler, malgré l’accès internet, et beaucoup d’enseignements là bas sont calqués sur ceux qu’on faisait ici il y a une quinzaine d’années. Ils n’ont pas toujours les moyens d’échanger pour pouvoir remettre en cause ce qui leur apparaissait comme correct, d’autant plus que l’agronomie, un peu comme l’économie d’ailleurs, fait parti des disciplines scientifiques les plus normatives. L’économie cherche l’optimum, l’agronomie cherche une technique améliorée pour accroitre les rendements quelque soient les coûts..

15 décembre 2015
Tanguy Martin et Guillaume Nataf
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