L'accompagnement, une posture citoyenne de l'ingénieur

Notre fédération Ingénieur·e·s sans frontières a fait paraître un manifeste pour une formation citoyenne des ingénieur·e·s. Mais que faire pour un·e ingénieur·e citoyen·ne une fois formé·e ? Comment mettre en œuvre son éthique d'ingénieur·e citoyen·e confronté·e au marché du travail ? Certains métiers ouverts aux agronomes, autour d'activités « d'accompagnement » notamment, offrent des possibilités pour ne pas sacrifier cette éthique sur l'autel de la nécessité professionnelle. Ces modalités de fonctionnement pourraient même dépasser le seul champ du développement agricole. Et ce, aussi bien au Nord qu'au Sud.
ISF AgriSTA et ISF Cameroun en plein échange sur la question de l'accompagnement
ISF AgriSTA et ISF Cameroun en plein échange sur la question de l'accompagnement
ISF AgriSTA

 

Notre manifeste pour une formation citoyenne des ingénieur·e·s affirme dans son introduction : « Nous, membres d'Ingénieurs sans frontières, pensons que la prédominance du modèle technicien érigé comme universel engendre des inégalités au niveau international. Au sein de ce modèle, l’ingénieur·e est souvent dépeint·e en maître d’œuvre de la technique. Ce rôle donne à l'ingénieur·e une responsabilité particulière dans l'adaptation de la technique à la société et la transformation de la société par la technique. Nous tenons à ce que cette responsabilité soit guidée par l'objectif d'un changement vers plus de justice sociale et environnementale. Nous entendons par là, un engagement individuel et collectif pour l'intérêt général, qui ne peut être atteint, selon nous, que par la poursuite d'une démarche démocratique, au-delà d'un exercice plus « juste » ou « responsable » du métier d'ingénieur·e. Dans ce manifeste, nous remettons en cause la capacité des formations en ingénierie en France à engendrer des professionnel·le·s capables de mettre en place collectivement cette responsabilité. Nous traçons des lignes directrices qui, à nos yeux, devraient être à la base de tout effort pour penser les formations autrement. »

Mais que faire pour un·e ingénieur·e une fois formé·e à la citoyenneté ? Nous pouvons imaginer plusieurs choses : exercer sauvagement, puisque le droit ne l'accorde pas, un droit de retrait éthique et citoyen lorsque nos missions vont manifestement à l'encontre de l'intérêt général et du bien commun ; utiliser les moindres opportunités que nous laissent nos postes pour orienter nos activités professionnelles vers l'intérêt général, ce que certains qualifient « d'intraprenariat » : faire changer les choses de l'intérieur. Néanmoins, nous savons bien que ces marges de manœuvre sont souvent ténues, d'autant plus lorsque ces actions se heurtent à des impératifs financiers à court terme. Nous pouvons, aussi, créer nos entreprises pour exercer dans nos valeurs. Plusieurs anciens « ISFien·e·s » s'y sont frotté·e·s dernièrement. Ce que nous imaginons peut-être moins c'est que certaines structures recherchent des salarié·e·s ingénieur·e·s pour mettre la technique au service « d'un changement vers plus de justice sociale et environnementale ».

C'est le cas d'un certain nombre d'organismes : associations, syndicats ou encore coopératives agissant dans le champ du développement agricole dont les salarié·e·s ingénieur·e·s agronomes adoptent une « posture d'accompagnement ». En effet, leur métier est d'amener l'agriculteur/rice, usager·e technique de l'agronomie à s'autonomiser dans sa pratique professionnelle, afin de faire ses choix en confrontant son expérience personnelle à celle de ses pairs et aux savoirs produits par la recherche. Ce fonctionnement s'oppose au métier classique de « conseiller·e agricole », considéré·e comme « expert·e » qui vulgarise le savoir produit par la recherche auprès d'un agriculteur/rice sensé·e appliquer ses conseils (modèle du diffusionnisme).

L'ingénieur agronome en tant qu'accompagnateur/rice n'est plus dans une posture de transmission descendante du savoir, mais se retrouve animateur/trice d'un réseau de producteurs/rices du savoir et d'usager·e·s de la technique : agriculteurs/rices, organisé·e·s collectivement ou non, recherche publique ou privée, fournisseurs de semences, de produits et de matériel, clients finaux ou intermédiaires, voisins habitant sur le territoire de production agricole, etc. Cet·te ingénieur·e, s'il doit mobiliser des compétences et savoirs classiques pour comprendre l'objet de la discussion entre ces acteurs, voire parfois en être le/la « traducteur/rice », doit aussi en développer de nouvelles afin d'assurer l'échange multilatéral entre acteurs. Ces compétences se rapprochent de celles de l'animation, de la médiation et du dialogue mises en oeuvre, par exemple, par les salarié·e·s des associations d'éducation populaire.

Pour exemple, les Organismes nationaux à vocation agricole et rurale (ONVAR), regroupement de 7 réseaux associatifs de développement rural, a publié, fin 2013, un fascicule intitulé « Innover dans l'accompagnement ». Ce recueil présente onze expériences d'accompagnement menées par des membres des ONVAR, pour la grande majorité des associations. Parmi les accompagnateurs/rices salarié·e·s de celles-ci, un nombre non négligeable d'entre eux sont ingénieur·e·s.

Par ailleurs, le financement de ces structures employeuses est aussi particulier. Il allie souvent cotisations d'adhérent·e·s usager·e·s et membres, financements publics (état ou collectivités), financements privés (dons directs ou issus de fondations) et prestations facturées aux usager·e·s. Ces modes de fonctionnement recoupent le fait que ces structures poursuivent en même temps des intérêts particuliers, collectifs et généraux, ce qui les inscrits au sens large dans le champ de l’Économie sociale et solidaire. Elles sont d'ailleurs rarement à but lucratif.

Ainsi, il existe des voies professionnelles salariées à la recherche d'ingénieur·e·s citoyens. Elles ne sont pas limitées au monde agricole. Un certain nombre de bureaux d'étude de toutes spécialités fonctionne comme cela. Le développement des fablabs permet d'imager des filières de production de biens matériels sur ces modèles. Cependant, cette voie reste mince, pas forcément reconnue et fragile face aux intérêts financiers. Il convient de participer tous ensemble à la renforcer et à s'y engager, car c'est un des moyens que nous avons de transformer l'ingénierie pour la mettre au service d'une démocratie technique pour plus de justice sociale et environnementale.

C'est d'ailleurs ce que recherche le groupe thématique Ingénieur·e·s sans frontières Agricultures et souveraineté alimentaire (ISF Agrista) en développant un partenariat avec Ingénieurs sans frontières Cameroun pour échanger sur « l'évolution des métiers des agronomes du conseil vers l'accompagnement » que ce soit au Cameroun ou en France. Notre intuition est que ces échanges et débats, avec une prise de recul interculturelle, nous permettront de préciser la définition que nous souhaitons donner à nos métiers et créer les bases pour les faire évoluer vers l’objectif que nous nous sommes fixé dans le manifeste..

10 juin 2015
Tanguy Martin
Groupe ISF