La formation ingénieure en Afrique du Sud

Extraits d'entretien avec David Ming, co-fondateur d'Engineers Without Borders South Africa (EWB-SA) réalisée lors du Forum Mondial d'EWB-International à Denver le 16 mars 2016. Ce forum regroupait une dizaine d'associations ingénieures partageant le nom d'"Ingénieurs sans frontières" dans le but d'apprendre à mieux se connaître et apprendre ensemble les uns des autres.
Photo de groupe des bénévoles d'EWB-SA (2015)
EWB-South Africa

Ingénieurs sans frontières : Quelle est la perception de l'ingénieur en Afrique du Sud ?

David Ming : En Afrique du Sud, avoir un diplôme d'Université est quelque chose de très prestigieux. À tel point, que c'est parfois perçu comme une garantie de succès dans la vie. L'image forte qui se dégage en Afrique du Sud lorsque l'on pense à l'Université, c'est une image de prospérité. C'est avant tout l'occasion d'obtenir un emploi stable et fortement rémunéré. De grandes manifestations pour avoir une éducation universitaire gratuite ont eu lieu l'année passée, l'argument principal étant que les frais d'inscription trop élevés diminuaient les chances des populations les plus démunies pour l'obtention d'un diplôme.

    Les discriminations du passé sud-africain ont pour conséquence que la population noire a très peu de chances d'obtenir ne serait-ce que l'équivalent du bac. En rentrant en Université, un Sud-africain noir est probablement déjà dans les 5 % les plus diplômés de la population. Comprendre ça est important pour comprendre la quantité d'obstacles à franchir pour seulement arriver au seuil de l'université pour certaines classes de la population. Même sans être diplômé, être étudiant ingénieur en Afrique du Sud confère un statut vraiment particulier. Si vous devenez un ingénieur diplômé, vous êtes presque considéré comme hors du monde pour les populations les plus démunies. Ce prestige est à la fois une bonne et une mauvaise chose. Pour la personne qui vient d'un « township », c'est un moyen d'obtenir une forte reconnaissance sociale car c'est considéré comme un signe certain de succès. Au-delà de ça, il devient même en quelque sorte responsable de sa communauté. Ses connaissances sont vues comme un moyen de créer de la valeur, de l'argent qui peut faire vivre sa famille et ses proches. L'illusion de prestige et l'assurance de prospérité véhiculées par l'université, créent d'un autre côté, une envie d'avoir un diplôme pour avoir un diplôme et tend à déconnecter la personne du pourquoi elle apprend.

ISF : Comment EWB-SA s'adosse ou s'oppose à cette perception commune de l'étudiant ingénieur ?

 DM : On est dans une position très spéciale à EWB-SA. La situation particulière de l'Afrique du Sud a presque créé un marché pour nous. Un marché pour les ingénieurs noirs qui veulent contribuer au développement de leur communauté. Nous essayons de renforcer les capacités de ces membres pour qu'ils puissent renforcer à leur tour les capacités au sein de leur communauté. C'est assez nouveau car les générations antérieures étaient totalement indifférentes à ces aspects-là. Je pense qu'elles se sentent un peu menacées par cette nouveauté qu'elles ne comprennent pas. Elles ne savent pas comment gérer les volontaires dans notre genre. Par exemple, le Conseil de l'Ingénierie qui est en charge de l'accréditation des écoles pour l'octroi du titre d'ingénieur, ne sait pas comment gérer nos volontaires qui leur présentent leurs projets sociaux et demandent à les faire valider comme partie intégrante du cursus de formation.

    L'Afrique du Sud est une nation jeune et sur beaucoup d'aspects, elle ne sait pas encore bien comment se positionner. Notre existence pousse ces conseils ingénieurs à se repenser, à créer des nouvelles opportunités. Ils se posent la question de quoi faire avec tous ces ingénieurs qui veulent améliorer leur société au travers du bénévolat. Même les entreprises commencent à le percevoir et changer leur approche. Elles sont très intéressées par cette nouvelle forme d'ingénieur qui souhaite s'investir socialement dans des projets en plus de son travail. Elle se satisfaisait amplement d'avoir de simples ingénieurs mais maintenant, elles se rendent compte de la plus-value que peuvent apporter des gens comme nous.

    La question pour nous est de savoir comment nous mettre en valeur et mettre en valeur ce que l'on fait. Parce que d'un côté on retombe parfois dans le stéréotype que je mentionnais tout à l'heure de l'ingénieur qui est meilleur que les autres. Et quelque part, on est en train de créer l'image d'un ingénieur volontaire qui serait encore supérieur à l'ingénieur classique, et je pense que ça peut être une mauvaise chose. Ça nous met sur un piédestal, alors qu'au final contribuer au développement de la société devrait être quelque chose de normal que tout le monde devrait faire. Je ne sais pas encore personnellement comment gérer cette situation-là. C'est une bonne chose dans notre relation aux entreprises mais on ne veut pas que les gens pensent qu'il faille être ingénieur pour agir, c'est pourquoi on veut essayer de s'ouvrir plus aux étudiants non-ingénieurs.

Le prestige de l'image de l' « ingénieur bénévole » créé un appel d'air et l'on peut parfois douter du réel altruisme de certains de nos membres. Le font-ils parce que c'est un plus sur leur CV ou le font-ils parce qu'ils comprennent la nécessité de s'engager ? Et ce n'est peut-être pas une si mauvaise chose finalement, de mettre en action des personnes qui ne se seraient jamais engagées sinon, et d'avoir une chance de les sensibiliser.

ISF : Les personnes d'EWB-SA sont-ils donc principalement de jeunes ingénieurs noirs ?

DM : Statistiquement, notre base adhérente est noire et venant d'une classe sociale plutôt défavorisée. Cependant, cette proportion est plus faible que celle de la société entière mais plus forte que celle présente dans les écoles d'ingénieurs, plutôt majoritairement blanche.

    L'Afrique du Sud essaie de casser un système de domination blanche en offrant de nombreuses opportunités à de jeunes noirs d'intégrer l'Université plus facilement. Ils essaient d'attaquer les « white privileges » (privilèges blancs). Si le père est d'un milieu aisé et est allé à l'Université, l'enfant a nécessairement plus de chances d'intégrer une université également. Quelque part, c'est peut-être plus une inégalité sociale mais s'est pensé en termes de couleur de peau. Beaucoup de blancs considèrent ces politiques comme un frein à leur entrée en Université, mais en fait il s'agit simplement d'un pas en avant pour les populations noires, ça ne pénalise pas vraiment les autres. D'ailleurs, ils sont toujours majoritaires sur les bancs de la fac alors qu'ils représentent seulement 10 % de la population totale.

ISF : As-tu l'impression que les universités ont appuyé ce changement vers l'émergence d'un ingénieur engagé ou que cela s'est construit hors du cadre scolaire ?

DM : C'est une question intéressante car elle interroge le rôle de notre organisation. Je pense que les choses ont changé. Si elles se sont rendu compte de la plus-value que cela pouvait représenter, elles ne l'encadrent ni le favorisent au sein du cursus scolaire. Donc l'étudiant doit se débrouiller seul pour trouver des opportunités de bénévolat. Mais cela change avec le fait qu'EWB-SA est directement présent dans la quasi-totalité de ces universités désormais. Ils voient en permanence des étudiants se lancer dans le bénévolat donc les choses changent lentement. Il y a même quelques universités qui conditionnent l'obtention du diplôme à la réalisation d'un projet d'intérêt général d'une année. C'est une excellente chose mais qui n'est pas poussée ni reprise par le Conseil de l'Ingénierie. Ça dépend de l'aspect progressiste ou non de son école.

ISF : En termes de contenus des parcours de formations, y a-t-il une volonté de pluridisciplinarité vers des sciences humaines et sociales et des cours sur l'impact de la technique ?

DM : Je pense que toutes les universités essaient d'avoir une approche plus large et holistique de la technique. Le Conseil de l'Ingénierie qui accrédite toutes les écoles d'ingénieurs oblige à intégrer du contenu qui ne soit pas purement technique dans les formations (psychologie, sociologie, histoire de la technique...). L'idée derrière cela est d'avoir des élèves qui ne soient pas de simples calculatrices mais qu'ils aient une vision plus complète. Le problème c'est que beaucoup d'écoles ne le perçoivent que comme une case à cocher pour obtenir leur accréditation et ne mettent pas forcément l'accent dessus.

ISF : Donc le Conseil de l'Ingénierie est globalement plus en avance sur la question que les universités ?

DM : Oui, je pense qu'il essaie de promouvoir un ingénieur plus ouvert sur les questions de société mais il le fait à l'aide d'une « politique du bâton » qui n'est pas forcément la meilleure. Cette approche top-down contraignante ne met pas l'accent sur le pourquoi il est important de le faire, il n'y a pas d'explications derrière. Pour moi, il y a une énorme différence entre le fait de faire un cours pour cocher une case et celui de sensibiliser l'ingénieur sur son rôle dans la société et son impact.

ISF : Sais-tu de qui est composé ce Conseil de l’Ingénierie ?

DM : Ce sont des membres éminents du monde de l'ingénierie du public et du privé. Un directeur d'école influent côtoiera un ingénieur chevronné du privé par exemple. Mais globalement, ce sont de vieux ingénieurs blancs issus de milieux aisés et qui ont une perception assez figée de ce qu'est le métier d'ingénieur.

ISF : Comment expliquer qu'ils aient ainsi évolué sur la question alors ?

DM : Le gouvernement sud-africain a été élu par une population noire et défavorisée, il crée des orientations qui guident le Conseil de l'Ingénierie. Je pense que quelque part ce Conseil est parfois un peu forcé d'aller vers l'avant. En France, peut-être que le gouvernement a moins besoin d'influencer ce type d'organe pour essayer de rompre un système d'oppression préexistant comme c'est le cas ici.
 

7 avril 2016
Jérémy Billon
Thématique