Interview de Francisca Bustos Vallejos, ingénieur chilienne pour la fondation Casa de la Paz
Ingénieurs sans frontières France : Pouvez-vous présenter rapidement la fondation Casa de la Paz s'il vous plaît ?
Francisca Bustos Vallejos : Casa de la paz est une fondation qui a 30 ans, comme Ingénieurs sans frontières. Il y a trois grands axes d'activités au sein de Casa de la Paz :
- Renforcer le dialogue communautaire auprès des communautés impactées par des projets miniers : Les personnes dédiées à ces projets ont généralement une formation en sciences sociales. Il y a des sociologues, des anthropologues, des psychologues, des géographes... Leur mission est de créer un dialogue entre les communautés indigènes et les entreprises.
- L'éducation au développement durable auprès des élèves de primaire, de collèges et de lycées : Nos principaux sujets sont le recyclage, l'agriculture biologique et équitable. Nous menons aussi des activités d'Education au Développement auprès des communautés avec lesquelles nous travaillons, sur les sujets de gestion de l'eau et de préservation de l'environnement. Les personnes dédiées à ces projets sont des ingénieurs et des psychologues majoritairement. Il y a aussi un projet mené dans le nord du Chili (financé par l'exploitation d'une mine), dans une région désertique afin de mettre en place des sources d'énergies renouvelables. Là-bas, nous travaillons avec des adultes sur les questions d'efficacité énergétique.
- L'insertion sociale des « Recicladores de Base » par une gestion intégrée de la filière de recyclage : Ce projet a commencé il y 3 ans, suite à l'appel d'offre du gouvernement sur la Iniciativa Regional para la Inclusión Económica y Social de los Recicladores (Initiative Régionale pour l'Inclusion Economique et Sociale des Recicladores). Casa de la paz a signé un accord avec les représentants des recicladores et a emporté l'appel d'offre. Le projet est financé par la Banque Interaméricaine de Développement et la fondation Coca-Cola. Casa de la Paz joue un rôle de coordinateur entre les recicladores, les collectivités locales et les entreprises concernées (producteurs de déchets et entreprise de recyclage). Cette initiative s'intègre dans un projet lancé en 2009 par le gouvernement chilien, « Santiago Recicla », avec pour objectif un recyclage de 25 % des déchets solides d'ici 2020.
ISF France : Quel est votre parcours ?
FBV : Je travaille à Casa de la Paz depuis 5 ans. J'ai fait des études d'ingénieurs en ressources naturelles à l'université du Chili. J'ai intégré cette fondation parce que je souhaitais travailler sur des problématiques sociales. Aujourd'hui, je me consacre essentiellement au projet de gestion intégrée des déchets avec les recicladores de base. Ce sont principalement des ingénieurs environnementaux qui travaillent sur ce sujet.
ISF France : Pouvez-vous nous expliquer qui sont les recicladores de base ?
FBV : Ce sont des personnes qui récupèrent les déchets pour les revendre aux entreprises de recyclage. Il y a ceux qui récupèrent le matériel (papier, carton, verre, bouteille en plastique, canettes...) et qui le vendent au kilo à des intermédiaires et non à l'entreprise de recyclage par manque d'organisation.
D'autres, les cachederos, récupèrent les encombrants ou d'autres pièces réutilisables (télé, réfrigérateurs, vêtements...). Ils les réparent et les revendent lors des feria libre. Ce sont des marchés qui ont lieu trois fois par semaine sur une place publique. La mairie donne les autorisations pour tenir un stand. Les cachederos vendent leurs produits illégalement à côté de ces marchés. En renforcant l'organisation de ce type de recicladores, nous leur permettons de s'acheter une camionnette afin de transporter leurs produits. De plus, leur procurer un lieu de stockage évite qu'ils ramènent ce type de déchets chez eux ce qui engendre un fort risque sanitaire. On estime qu'il y a aujourd'hui au Chili environ 60 000 recicladores de base, vivant dans une grande précarité. Ils sont pourtant des acteurs essentiels puisque 70 % des déchets recyclés au Chili le sont grâce aux recicladores. Ils récupèrent les déchets dans la rue, à vélo généralement. Il n'y a aucun tri des déchets par la population.
ISF France : Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur ce projet ?
FBV : Les objectifs du projet sont d'augmenter et de pérenniser les revenus des recicladores ainsi que de valoriser leur travail. Nous avons commencé par consolider un groupe de 20 recicladores comme une association de micro-entrepreneurs afin qu'ils vendent les produits récupérés ensemble, évitent les intermédiaires et obtiennent de meilleur prix auprès des entreprises de recyclage. De plus, nous avons installé un entrepôt de stockage des produits collectés afin d'éviter les problèmes sanitaires engendrés par le stockage des déchets chez les recicladores. Ils ont une carte officielle et un uniforme et ils passent dans les foyers récupérer leurs déchets. 4000 familles se sont inscrites dans le programme à Santiago. Chaque reciclador a un trajet de récupération pré-défini de façon collégiale. Ce moment de collecte est aussi un moment d'échange qui permet de sensibiliser les familles aux enjeux du recyclage. De plus, quelques lieux publics (écoles, hôpitaux...) sont attribués à chaque reciclador où il peut récupérer plus de matériel. Il nous a fallu trois ans pour arriver à ce résultat. Nous avons commencé avec 5 recicladores. C'est une population souvent difficile. Beaucoup d'entre eux sortent de prison, ils ne sont pas habitués à vivre avec des horaires et des contraintes. C'est un processus de responsabilisation de long terme.
ISF France : N'existait-il pas déjà des formes d'organisations de recicladores de base ?
FBV : Il existe déjà quelques organisations de recicladores de base. C'est plus facile de travailler avec eux. Cependant, nous souhaitons travailler avec ceux qui sont plus isolés et donc plus vulnérables.
ISF France : Comment travaillez-vous avec les collectivités locales sur ce sujet?
FBV : Nous identifions les recicladores intéressés par le projet puis dans chaque commune, nous mettons en place un conseil communal rassemblant les directions municipales de l'assainissement, de l'environnement, du développement communautaire, les élus municipaux ainsi que les recicladores afin de monter la chaine de recyclage ensemble de manière participative. Chaque municipalité dessine l'organisation logistique de la gestion de ses déchets. Elles ont toutes un fonctionnement différent selon les recicladores, le territoire et les moyens de récupération des déchets. Nous essayons d'impliquer les universités aussi, tant sur des sujets techniques qu'en sciences sociales.
Nous sommes aussi amenés à travailler avec les entreprises depuis que le congrès a validé la loi sur la responsabilité élargie du producteur sur 10 types de produits dont les emballages. Les entreprises sont responsables de la récupération des emballages de leurs produits après usage. L'objectif à terme de ce plan gouvernemental est la formalisation de la filière de recyclage mais pour Casa de la Paz, les délais fixés sont impossibles à tenir.
ISF France :Quelle est l'étape suivante ?
FBV : A l'initiative du gouvernement, une étude de faisabilité est en cours pour définir où monter un centre de transformation des déchets. Le but est de leur donner une valeur ajoutée en les transformant (compacter, broyer...) afin de les vendre aux entreprises de recyclage. Le but serait d'établir une chaine de valeur sur les déchets. Ils seront récupérés auprès des particuliers, des entreprises et des administrations puis centraliser dans des entrepôts de collecte avant d'être envoyés dans les centres de valorisation. Les communes peuvent postuler pour monter leurs centres de valorisation, qui seront financés par le Fond National de Développement Régional. Ceux-ci ne financent que les infrastructures et non l'organisation des recicladores. C'est là qu'intervient Casa de la Paz.
ISF France : Comment êtes-vous organisé au sein de Casa de la Paz sur ce projet ?
FBV : Il y a entre 4 et 5 salariés, sur 20 en tout, dédiés à ce projet au sein de Casa de la Paz. Comme sur chaque projet de Casa de la Paz, il y a un directeur de projet dédié accompagné de plusieurs chefs de projet. Nous avons des stagiaires et des doctorants sur le sujet des recicladores, afin d'être en lien avec les universités.
Nous avons aussi quelques projets plus récents. Pepsico souhaite mener des actions de sensibilisation aux énergies renouvelables dans le sud du Chili. Ils nous ont sollicité pour notre expertise en dialogue communautaire. Nous organisons donc des ateliers de travail entre les communautés et l'entreprise. Nous travaillons aussi avec les jeunes sur la citoyenneté afin de les positionner comme agent de changement, tant au niveau personnel que communautaire.
De plus, nous accompagnons une petite entreprise de récupération des huiles usagées, alimentaires et industrielles. Au Chili, il n'existe pas de régulation sur les odeurs mais l'entreprise souhaite réduire les nuisances olfactives d'elle-même.
Casa de la paz a aussi organisé des séminaires au moment de l'élection présidentielle pour lutter contre l'abstention.
ISF France : Et quels sont vos financements ?
FBV : Nous sommes financés à 70∕80 % par des entreprises.
ISF France : Ta formation t'a-t-elle préparé à toutes les dimensions de ton travail ?
FBV : Mon travail est essentiellement concentré sur le dialogue communautaire. J'ai eu un cours d’anthropologie et de résolution des conflits environnementaux à l'Université du Chili mais ce n'était pas suffisant. Cela dépend beaucoup des universités. Il y a deux ingénieurs environnementaux de l'Université de Santiago à Casa de la paz et ils n'ont eu aucune introduction à la sociologie. J'ai appris sur le tas et heureusement, car aujourd'hui, ce ne sont pas mes compétences techniques qui sont les plus sollicitées. Cependant, j'ai eu une formation assez généraliste alors que certaines formations sont uniquement techniques.
ISF France : Quelle est la perception du métier d'ingénieur au Chili ?
La perception du statut de l'ingénieur dépend beaucoup du type d'ingénieur. Les ingénieurs civils sont plus reconnus socialement et sont bien rémunérés. La situation des ingénieurs environnementaux est bien différente. Cependant, cela dépend aussi principalement de ton employeur (entreprise, état, ONG...).
ISF France : Penses-tu qu'il y a une responsabilité sociale conférée par ce statut ?
J'ai l'impression d'avoir une responsabilité sociale très importante en tant que personne éduquée, et non en tant qu'ingénieur, et je pense la réaliser en travaillant pour Casa de la paz. Nous devons tous construire ensemble pas à pas les changements que nous souhaitons voir dans notre société..