" Moi, je veux juste ma télévision à écran plasma! "

Premier producteur de cuivre au monde (dont il fournit le tiers de la demande), le Chili serait le bon élève dans la classe des états fortement dépendants économiquement des matières premières minérales. Développement des territoires, protection sociale et environnementale, gestion de la dépendance… le « jaguar de l’Amérique latine » prend la mesure depuis quelques années de la contrepartie de cette immense richesse. Entretien avec Kristina Samudio, de la fondation chilienne Casa de la Paz qui nous raconte ces évolutions récentes.
Kristina Samudio, représentante de la fondation chilienne Casa de la Paz
Kristina Samudio, représentante de la fondation chilienne Casa de la Paz
© ISF SystExt, 2014

Difficile en effet de ne pas associer les 5 % de croissance maintenus depuis des années avec le fait que le secteur minier y représente plus de la moitié des exportations et 14 % du PIB, selon un rapport de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) d’octobre 2013.

La fondation Casa de la Paz se présente comme un médiateur entre les populations, les industries minières et les autorités gouvernementales du Chili, comment votre organisation a-t-elle été amenée à privilégier cet axe de travail ?

La fondation travaille depuis seize ans avec les mines et non pour les mines. Au début de cette expérience, nous orientions principalement nos activités vers la création de matériel éducatif environnemental. Dans les années 90, les industriels miniers étaient prêts à financer ce type d’initiatives, dans une optique que je qualifierais de « philanthropique ». La fondation captait alors ces fonds pour la mise en œuvre de programmes d’éducation environnementale.

A cette époque, le premier gouvernement élu démocratiquement après la dictature réalisait des efforts pour inciter les citoyens à soutenir les réformes environnementales en cours. Après 30 ans de dictature, le problème était que les gens étaient terrorisés à l’idée de partager leurs opinions dans des espaces de participation publiques. La Fondation a alors joué un rôle clé dans le développement de ces espaces en créant les premiers manuels pratiques sur la participation au Chili ; mais aussi en accompagnant différentes communautés pour qu’elles puissent participer aux réformes.

L’évolution de normes socio-environnementales et le changement des relations entre les pouvoirs publics et les citoyens, ont ensuite poussé les industriels à prendre conscience de l’importance et du rôle de la société civile. Dès lors, la fondation a entamé une coopération directe avec les acteurs industriels pour mettre en œuvre des initiatives de participation de la population, ce qui était alors tout à fait innovant car rien n’obligeait cette démarche du point de vue législatif.

Nous avons ainsi rédigé des études pour l’inclusion des acteurs sociaux dans des processus d'information et de participation des communautés concernées par l’installation de projets miniers. La fondation a rapidement pris conscience que les démarches de communication de ces industriels n’étaient pas suffisantes et que l’amélioration de leurs modèles de gestion sociale était nécessaire. Dans ce cadre, notre organisation s'est fixée un positionnement beaucoup plus clair sur le minimum éthique pour la gestion sociale des industries minières, incluant des critères que nous considérons aujourd’hui comme indispensable pour travailler durablement avec ce secteur.

A l’époque, les industriels venaient vers vous car vous étiez les seuls à disposer des outils nécessaires aux processus de concertation et de participation de la société civile ?

Je ne sais pas si nous étions les seuls à disposer de ces outils, mais nous étions reconnus pour notre expérience dans le développement de processus de participation et de concertation de la société civile. Ces processus volontaires étaient originaux et les industriels qui les réalisaient étaient à l’avant-garde de ce qui deviendra une obligation plus tard. De plus, à cette époque, de nombreux projets miniers en cours de développement étaient freinés voire arrêtés du fait d’une forte mobilisation locale. Ce contexte, ainsi que le renforcement de la réglementation environnementale, est vraisemblablement une des principales raisons qui ont amené les industriels miniers à « faire un pas en avant » vers les communautés.

Et aujourd’hui ?

Aujourd’hui, la fondation facilite le dialogue entre la population et les compagnies minières et souhaite améliorer la participation des populations en mettant en place des mécanismes de rapprochement et de connaissance mutuelle. Le préalable indispensable à cette démarche est que les différentes parties prenantes souhaitent se rencontrer et dialoguer. Nous n’avons jamais souhaité forcer une initiative de ce type. Les communautés ne savent pas toujours comment rentrer dans ces espaces, il s’agit donc de les accompagner dans le processus de rencontre.

Dans ce cadre, la fondation se donne des objectifs de transparence maximum. Par exemple, si nous réalisons un diagnostic socio-environnemental sur un territoire, la communauté concernée valide le contenu. Si une entreprise refuse que les informations circulent ou que les communautés comprennent les enjeux, la fondation ne travaillera pas avec elle. Je pense que les communautés ne nous voient pas comme une partie externalisée de l’entreprise et comprennent l’importance de créer des espaces de dialogue surs. Ce que la fondation défend en priorité est le respect des droits humains ainsi que la participation concertée et effective des populations.
 
Qui compose l’équipe qui travaille à la fondation sur les questions minières ?

Des anthropologues, des sociologues, des spécialistes en sciences politiques, des géographes, des environnementalistes... C’est très multidisciplinaire. Des experts peuvent être mobilisés ponctuellement pour la réalisation de diagnostics un peu plus techniques. Cependant, la préparation au dialogue, la résolution de conflits et le développement d’accords communs sur des aspects socio-environnementaux, sont davantage les champs d’action pour lesquels nous sommes reconnus au Chili.

La question du développement est souvent mise en avant pour légitimer le caractère indispensable de l’exploitation minière dans un pays. Que pense la fondation du couple industries minières/développement au Chili ?

L’activité minière est l’industrie numéro un du pays. Il serait difficile de l’arrêter mais la mine est une réalité qui doit être améliorée. Ce que l’on veut changer, ce n’est pas la mine en tant que tel, mais ce sont les procédés que les industries minières choisissent de mettre en œuvre ; afin de faciliter un développement plus juste et durable.

Le Chili, de par sa géographie spécifique, est caractérisé par des réalités industrielles très différentes selon les régions et c’est au nord du pays que se concentre l’activité minière. Celle-ci reste le moteur de l’économie locale. C’est le « gagne-pain » de beaucoup de personnes dans la région. Nombreux sont ceux qui sont fiers d’être mineurs ou fiers que le Chili se positionne comme un modèle en Amérique Latine et soit ainsi un acteur important sur la scène internationale.

De façon générale, l’argent que leur apporte cette industrie a changé leur réalité. Beaucoup de personnes se satisfont de pouvoir participer au modèle de consommation véhiculé par nos sociétés, fiers des images de succès et de réussite qui transparaissent des biens dont ils disposent (voitures, Hi-fi, etc.). D’un autre côté, il existe un contraste entre les conditions de vie des habitants de cette région. Il est possible de voir des situations paradoxales comme celle de la ville d’Antofagasta : à la fois un centre minier extraordinaire et un foyer de grandes inégalités, avec certaines personnes vivants dans des conditions d’extrême pauvreté.

Il nous arrive de rencontrer des communautés concernées par un projet minier qui diront : « Moi, je veux juste ma télévision à écran plasma! ». Et de fait, il est nécessaire de respecter leur vision bien qu’elle ne corresponde pas forcément à nos propres aspirations. Le rôle de Casa de la Paz dans ce contexte n’est pas de juger ce que les communautés estiment être nécessaire à leur bien-être, mais bien de créer l’espace permettant à chacun d’exprimer ses besoins et ses souhaits.

Selon moi, cette vision « matérialiste » des bénéfices que peut engendrer une industrie minière au niveau local se perd et les communautés demandent de plus en plus aux entreprises de respecter leurs droits, leur qualité de vie, leur santé, leurs cultures, leurs terres ancestrales. Ceci démontre que l’ancien modèle de développement économique, aux coûts sociaux et environnementaux élevés, ne suffit plus et que la mine devra s’adapter à ces nouvelles demandes.

Tu mentionnais à l’instant la situation d’Antofagasta ; un autre exemple flagrant pourrait être la ville de Copiapó qui, malgré une omniprésence de l’activité minière, voit des quartiers frappés par l’extrême pauvreté et un développement ralenti. Comment expliquer ce paradoxe apparent ?

Je pense que cette problématique est liée au fait que les ressources créées ne restent pas forcément sur le territoire exploité. En effet, au Chili, les taxes minières ne sont pas gérées à l’échelle régionale mais sont transférées au gouvernement qui décide ensuite de la redistribution de la manne. Les ressources créées ne sont généralement pas réinvesties dans les territoires concernés. Ceci est une des plus grandes problématiques actuelles. Une proposition de loi est d'ailleurs à l'étude pour régionaliser la fiscalité minière.

La gestion nationale de « l’argent de la mine » amène à des situations paradoxales comme les villes d’Antofagasta et de Copiapó. Une approche régionale, voir même territoriale, permettrait de réduire ces paradoxes, d’où une stratégie d’intervention de la fondation basée sur le territoire. Si l’on souhaite développer une région, il est nécessaire que tous les acteurs aient une vision commune sur celle-ci; et la mine devient un acteur parmi d’autres présents sur le territoire, et non pas l’acteur principal.

C’est pourquoi Casa de la Paz souhaite montrer que l’industriel minier, national ou étranger, est un acteur très important à inclure à tous les niveaux : politique, social, environnemental, etc., afin qu’il prenne conscience de la responsabilité qui lui incombe sur les territoires dans lesquels il s’implante. Cette approche est nouvelle à la fondation, elle n’a que trois ans. Elle a requis de nombreux travaux de recherche, mais aussi des échanges avec les industriels et le gouvernement pour que tous comprennent que désormais, ce type de démarche est le minimum requis pour investir de façon plus « durable ».

Une seconde réalité pour expliquer ce contraste est l’afflux massif de travailleurs qui ne sont pas issus de ces villes minières. A titre d’exemple, la fondation a été consultée sur un projet de « création d’identité » pour les habitants d’Antofagasta. En effet, les communautés implantées dans ces villes minières ont vu leur quotidien changer radicalement, ce qui est particulièrement perturbant pour eux. De surcroît, les personnes venues s’installer pour accéder aux salaires attractifs du secteur minier ne cherchent pas forcément à participer au développement et ont généralement du mal à s’identifier à ces territoires. Très peu d’habitants se projettent pour imaginer ce que sera la ville après la mine. Et si demain, les mines cessaient de fonctionner à Antofagasta, elle pourrait se transformer en une ville fantôme.

D’où l’importance d’une approche territorialisée, telle qu’évoquée précédemment, car cela permet d’évaluer la vulnérabilité d’une région par rapport à cette activité.
 
Qu’en est-il en effet de la reconversion de ces régions, en particulier dans le Nord du Chili, lorsque l’activité minière s’arrêtera ?

D’autres secteurs y existent aujourd’hui mais la mine reste l’industrie prédominante au Nord. La vision actuelle du développement minier se fait principalement à court-terme mais, depuis deux ans, toutes les installations minières sont légalement obligées de développer un « plan de fermeture ».

Si le pays est bien conscient de ces enjeux, j’ai du mal à détecter les efforts déployés pour imaginer ce que sera le Nord du Chili sans activité minière (ou avec une activité réduite) dans 50, 40 ou même 30 ans. Il y a un manque de vision et d’effort stratégique de la part de l’État pour impulser une diversification industrielle et économique de la région.

Actuellement, le projet CREO Antofagasta cherche à développer une vision commune sur le futur de cette ville et une stratégie de planification durable pour les trente prochaines années. Ce projet, qui inclut la participation de représentants de tous les secteurs (public, privé, social, académique, civil, etc.), est la seule initiative collective que nous connaissons visant à l’exploration de la reconversion de la région d’un point de vue réellement territorial. On espère voir plus d’initiatives de ce genre dans toutes les régions du pays.
 
Les questions de la reconversion et de la dépendance sont-elles discutées à un autre niveau ? Éventuellement politique ?

Absolument, l’une des premières choses que l’on m’ait dite quand je suis arrivée au Chili était « Si demain la Chine cesse d’acheter notre cuivre, on est mort ! ». Le modèle de développement adopté après la dictature pourrait être à l’origine d’une grande vulnérabilité du pays car, bien que son économie soit actuellement solide, elle dépend énormément des industries extractives. Des efforts sont réalisés sur le thème énergétique par exemple, avec beaucoup de projets d’énergies renouvelables, d'usine de désalinisation, de parcs éoliens, etc.

Cependant, questionner la dépendance du Chili face aux matières premières minérales reste un exercice réservé à une élite intellectuelle et politique. Pourtant, certains groupes de la société civile et communautés réinterrogent le modèle de développement actuel du pays et propose des alternatives, ce qui illustre bien que l’élite ne sera pas seule à trouver les réponses aux enjeux de dépendance et de reconversion au Chili. Le contexte politique reste complexe du fait du passif historique du Chili pendant et après la dictature. Une étude du PNUD avait d’ailleurs mis en évidence que le lien social au Chili était très fragmenté et que les Chiliens avaient une forte tendance à l’individualisme de sorte qu’ils rencontraient des difficultés à s’émanciper collectivement. Cependant, les récentes grandes mobilisations civiles au niveau national sur l’éducation et sur le futur de la Patagonie, par exemple, démontrent que l’espace nécessaire au débat public sur ces questions grandit.

D’ailleurs, les deux leaders du mouvement étudiant chilien de 2010-2013 ont été élus au parlement. C’est bien la preuve qu’il y a un fort potentiel de mobilisation dans la population chilienne et que, si ces évolutions sont lentes, elles sont de plus en plus appuyées par une mobilisation latente de la société civile qui oblige les décisionnaires à prendre leurs responsabilités et à imaginer un futur plus durable pour le pays.

Je pense aussi que l'industrie minière a un rôle important à jouer dans cette projection et il est stratégique d’aider les mines ou du moins de les orienter dans ce processus. Cela est justement ce que Casa de la Paz cherche à faire. Le processus sera long mais chacun a une place importante dans sa construction.

Et du point de vue institutionnel, concrètement, qu’imposent les normes environnementales et sociales au Chili auprès des industriels ?

Les institutions gouvernementales chiliennes réforment continuellement leurs règles et leurs pratiques, et je constate un effort important en ce sens. Par exemple, nous avons travaillé récemment au renforcement de compétences de personnes qui travaillent dans l’évaluation environnementale sur la question de la participation des populations locales avant même le début des travaux d’exploration minière. Une démarche complètement inconnue jusqu’alors. L’année dernière un décret sur le droit à la participation et consultation des groupes indigènes a été établi. Les premiers tribunaux environnementaux, qui permettent de fiscaliser de grands projets de reconversion, ont été créés en 2012. Ces changements représentent l’introduction constante de normes plus strictes pour les industriels.

Du point de vue social, la loi oblige les entreprises à mener des travaux de consultation publique durant la phase d’étude d’impacts environnementaux de leur projet, avant de le présenter, pour approbation, à un système d’évaluation environnementale. De plus, le décret sur le droit à la participation et à la consultation des groupes indigènes oblige les entreprises à établir des mécanismes de consultation plus spécifiques et mieux adaptés à la réalité des communautés. Toutefois, il est important de souligner que ces mêmes communautés ne sont pas d’accord avec les termes établis dans le décret et que l’interprétation des nouveaux règlements par les acteurs industriels, et même les acteurs gouvernementaux, reste problématique.

Jusqu’à présent ces démarches étaient menées tardivement par rapport à la durée de vie du projet minier. Elles étaient trop courtes et plutôt adaptées aux temporalités et aux modalités souhaitées par les industriels. Encore aujourd’hui, l’installation de projets miniers dans la plupart des territoires reste retardée, voire même arrêtée, à cause de situations conflictuelles. L’adoption de processus volontaires réellement participatifs et concertés, qui permettent au public de connaître et d’approuver ces projets avec anticipation, diminuerait ces risques et les coûts afférents.

Du point de vue environnemental, une panoplie de normes est imposée aux industriels miniers, mais il est difficile d’entrer en profondeur sur ce sujet. Toutefois, il est clair que le Chili ne développe pas ces lois environnementales avec une vision écosystémique car nous avons un code minier, un code de l’environnement, des droits afférents au sous-sol, au sol et à l’eau qui sont tous indépendants les uns des autres. Ils sont parfois même contradictoires. Cette division complexifie la gestion intégrée des territoires et laisse des marges d’amélioration.

Et justement dans un tel contexte politique, la fondation voit-elle des différences de gestion entre les entreprises minières publiques et privées ? Un modèle est-il à promouvoir ?

Non, je trouve que CODELCO (Corporación Nacional del Cobre), l’unique entreprise minière de l’état, rencontre les mêmes difficultés que les sociétés étrangères. L’avantage que je verrais dans l’intervention d’acteurs étrangers est le fait qu’ils peuvent amener avec eux une nouvelle vision sur la gestion socio-environnementale et peuvent développer de nouveaux modèles de par leurs expériences dans d’autres pays. Cependant, il n’existe en ce moment aucun « modèle parfait » qui puisse être répliqué au Chili. Toute entreprise minière peut donc participer aux changements nécessaires. Une piste serait d'adopter des standards internationaux qui dépassent les minimums légaux chiliens ou encore de participer à des processus d’échanges et de co-construction entre pays..

17 août 2014
ISF SystExt
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