Pour des producteurs agricoles organisés et autonomes dans les pays du Sud
L’un des facteurs fondamentaux est bien sûr l’accroissement de la population mondiale. On s’attend à passer de 6 à 9 milliards d’habitants d’ici à 2050, soit une hausse de l’ordre de 50%. Phénomène aggravant, une classe moyenne très importante surgit dans les pays « BRIC » (Brésil, Russie, Inde, Chine) qui représentent d’ores et déjà la moitié de la population mondiale. Cette classe naissante a des besoins en consommation croissant. Sa brusque demande en viande et en produits laitiers a surpris tous les experts. Elle réclame une production mondiale de céréales bien supérieure pour nourrir le bétail nécessaire.
Mais ces phénomènes ne sont pas nouveaux. La population mondiale et les classes moyennes n’augmentent pas plus vite aujourd’hui qu’il y a deux décennies. En fait, comme l’a parfaitement démontré Marcel Mazoyer, la racine du problème est que le marché agricole mondial ne fait que connecter l’offre et la demande… solvable. Le nombre de personnes pauvres qui souffrent de carences alimentaires ne diminue pas : on compte aujourd’hui 850 millions de personnes souffrant de la faim dans le monde, c’est-à-dire le même nombre que dans les années 60 ! D’aucun diront que si l’on raisonne en pourcentage, la situation s’est améliorée puisque la population mondiale a presque doublé en 50 ans. Mais le problème reste entier : les trois quarts des populations malnutries sont des agriculteurs qui ne touchent pas de prix rémunérateurs pour leur production et souffrent donc de la faim.
Ce qui est nouveau, c’est que ce problème touche aujourd’hui des populations urbaines, principalement dans les pays du Sud ; d’où les tensions et émeutes qui surgissent actuellement dans nombres de métropoles en Afrique, en Asie et en Amérique Latine. Elles révèlent un état de fait très ancien qui était moins visible quand il ne touchait que les petits agriculteurs du monde en développement.
De plus, dans de nombreuses zones, les produits cultivés pour l’alimentation se retrouvent depuis peu en concurrence avec les agrocarburants pour trouver des surfaces agricoles. En Équateur ou en Colombie, les prix fonciers ont été multipliés par dix. Au Brésil, la canne à sucre destinée à produire de l’éthanol repousse les zones d’élevage vers les plaines. Déjà, le renchérissement du maïs a provoqué une grave crise sociale et alimentaire dans des pays comme le Mexique. Avec le renchérissement du pétrole qui compose 70% des fibres textiles, la crise risque aussi de toucher le coton. Le goudron, le plastique ont aussi leurs substituts végétaux.
Enfin, la disparition récente des stocks internationaux de produits alimentaires est un élément majeur. Sous prétexte de libéralisation des marchés, la plupart des pays ont tout simplement abandonné leur seule capacité d’action sur les prix des denrées agricoles : ils ont écoulé la plupart de leurs réserves et se retrouvent totalement désarmés face à la colère qui monte dans les grandes métropoles des pays du Sud. La Thaïlande menace d’ailleurs de fermer ses frontières pour protéger sa production de riz et déploie son armée pour contrôler les rizières ; la tension se transforme en peur, qui a son tour devient paranoïa y compris chez les gouvernements. À court terme, toutes les populations pauvres risquent d’être confrontées à des problèmes de famine, y compris dans les pays développés. En France, des organisations comme le Secours populaire ou la Banque Alimentaire ont déjà exprimé leur inquiétude. Dans les pays du Sud, le Programme Alimentaire Mondial, l’ONU, le FMI, la Banque Mondiale ont tous tiré la sonnette d’alarme.
Aujourd’hui, les décideurs mondiaux tentent de proposer des solutions en raisonnant en termes d’offre et demande, souvent sans se poser la question de la structure du marché. Ils parlent de la nécessité d’une « nouvelle révolution verte » en oubliant totalement que 2,5 milliards de personnes sur notre planète vivent de l’agriculture. Mécanisation à outrance, plantations agro-industrielles, OGM, défrichage, irrigation : tels est le leitmotiv dangereux de ce nouvel eldorado. Imaginons un instant que tous les pays du monde doivent ressembler à l’Europe de l’Ouest ou aux Etats-Unis et que seule 3% de la population mondiale doive à terme vivre de l’agriculture ; que va-t-on faire des 2,3 milliards d’individus qui devront d’ici 20 ans trouver un travail dans l’industrie ou les services ? Ou pourront-ils survivre et à quel prix ?
Phénomène aggravant, les terres agricoles disponibles sont très limitées à travers le monde. C’est donc à surface cultivable presque constante qu’il va falloir faire face à la demande, en optimisant la gestion des terres agricoles.
De nombreuses études ont démontré que l’agriculture familiale peut atteindre des rendements au moins aussi bons que l’agriculture industrialisée, avec un impact bien moins négatif sur son environnement et sur les structures sociales locales. Les OGM, au contraire, vont à l’encontre de ce modèle, car ils nuisent à l’autonomie des paysans. Or, c’est dans la préservation des structures de productions locales que se situe tout l’enjeu d’une autonomie alimentaire.
Ainsi, plusieurs éléments cruciaux sont dès aujourd’hui posés pour l’avenir de notre planète et l’alimentation de l’humanité. Premièrement, il faut d’urgence permettre aux pays du Sud qui sont les plus menacés de concrétiser leur souveraineté alimentaire en se dotant de politiques agricoles à l’échelle de pays ou d’ensembles de pays pour protéger efficacement leur agriculture vis-à-vis des dérives d’un marché mondial chaotique qui favorise le dumping et détruit leurs filières nationales vivrières. Puisque les populations du Sud n’ont pas le pouvoir d’achat suffisant pour payer une hausse des prix alimentaires ni de supporter des impôts alourdis, il faut d’urgence mettre en œuvre des investissements internationaux ambitieux à la hauteur des défis pour permettre aux agriculteurs du Sud de produire pour leur propre population en quantité suffisante et à des prix rémunérateurs.
Enfin, un enjeu décisif se joue au niveau de la transparence de l’information sur le marché. Où est la demande ? Qui seront les clients décisifs ? Quels types de produits leur conviennent ? Où en sont les cours mondiaux ? Force est de constater que ces informations restent précieusement entre les mains des distributeurs et surtout des grandes entreprises d’import-export verticalement intégrées qui contrôlent de très nombreuses filières alimentaires mondiales (riz, sucre, blé…). Nous sortons de trois décennies « d’état de grâce » pour ces multinationales où les petits producteurs étaient pléthore, et, souvent mal organisés, avaient peu accès à l’information sur les marchés. Elles n’avaient qu’à se servir auprès des intermédiaires et profiter de leur avantage pour obtenir les plus bas prix. Aujourd’hui, la situation s’est inversée : notre grand défi est désormais de démultiplier les moyens pour faire redescendre l’information afin que les producteurs du monde entier puissent adapter leur offre de façon réactive à la demande des consommateurs, surtout dans les pays du Sud. En parallèle, il faut doter les producteurs du Sud de moyens, d’accompagnement et d’accès au crédit suffisants pour qu’ils s’organisent et développent de nouveaux moyens (de production, de transformation…) qui feront de leurs organisations de véritables entreprises paysannes en mesure de prendre toute leur place dans le marché mondial.
Exprimé ainsi, l’enjeu est assez bien partagé entre pays en développement et pays développés. Le lien entre le producteur de nourriture et le consommateur s’est partout effrité, du fait de l’urbanisation croissante et de l’industrialisation massive de la transformation des produits. Il est encore temps de transformer la crise actuelle en opportunité pour construire des systèmes agricoles durables pour les producteurs comme pour les consommateurs… mais uniquement si tout les acteurs en sont conscients et prennent leur part de responsabilité !