« L’enjeu, c’est l’indépendance d’une école publique ! »

Interview complète de Matthieu Lequesne, porte-parole du collectif de mobilisation contre le projet de d’installation du centre de recherche et développement (R&D) de Total sur le Campus de L’École polytechnique.
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Collectif "Polytechique n'est pas à vendre !"

Face aux enjeux écologiques et sociétaux actuels, les établissements d’enseignement supérieur ont une responsabilité particulière : transmettre à leurs étudiant·es les clés de compréhension et les outils qui leur permettront de participer à la réorientation des trajectoires techniques, dans des secteurs stratégiques tels que le transport, l’alimentation ou l’énergie. Ces orientations techniques sont le fruit d’interactions complexes entre de nombreux acteur·rices, mais la formation des futur·es actif·ves en est le fondement. Ainsi les formes et contenus des formations sont par nature des sujets politiques, donc qui se doivent d’être débattus.

À l’École Polytechnique, comme dans tous les autres établissements d’enseignement supérieur, les partenariats avec le secteur privé ne sont pas nouveaux. Cependant ce projet de Total questionne et montre les limites d’un système de gouvernance qui tend à oublier des acteur·rices pourtant directement concerné·es : les étudiant·es et les générations futures.

Matthieu Lequesne, porte-parole du collectif de mobilisation contre le projet de d’installation du centre de R&D de Total sur le Campus de L’École polytechnique, revient pour ISF sur l’historique et les enjeux de la controverse autour de ce projet.

 

Peux-tu nous faire la chronologie des faits qui ont conduit à la constitution de votre collectif de mobilisation ?

En juin 2018, c’est la première apparition officielle de ce dossier. Au cours du conseil d’administration (CA) de l’École polytechnique, le président du CA de l’époque avait notifié aux membres que Total était intéressée pour un partenariat avec l’École polytechnique et qu’entre autres choses au sein de ce partenariat elles·ils étaient en train de discuter la possibilité d’implanter un bâtiment de R&D de Total sur le campus. Il avait alors besoin de l’aval du CA pour délivrer l’AOT (autorisation d’occupation temporaire). Cela arrivait à la fin d’un long conseil d’administration dont le point principal était de valider la participation de l’X (abréviation désignant l’ École polytechnique) dans ce qui est devenu l’Institut polytechnique de Paris, où il s’était dit beaucoup de choses. Ce n’était qu’un point complètement annexe dont certaines personnes, présentes à ce CA, ne se souviennent même plus. Effectivement, quand on regarde le procès verbal (PV) du CA, c’était juste quelques lignes. Il n’y a pas eu de question, il n’y a pas eu de délibération. On ne sait même pas s’il y a eu un vote. Le PV dit juste « Accord du CA ». À l’époque, personne n’en a parlé.

C’est un an et demi plus tard, lorsque les nouveaux·lles représentant·es des élèves, l’équivalent du bureau des élèves (BDE), ont pris leurs fonctions, qu’il a été notifié que ce bâtiment allait être construit. Prenant ça comme argent comptant, ces dernier·ères ont informé le reste des élèves qu’un chantier allait commencer à quelques mètres de leurs logements, pour construire le bâtiment Total. Là, des élèves ont tiqué. Elles·ils ont demandé des renseignements et ont commencé à se mobiliser. C’était en novembre, début décembre 2019. Il y a d’abord eu une mobilisation en interne de l’école à travers leurs représentant·es. Un sondage au sein des promos présentes sur le plateau a révélé que 61 % des élèves se prononçaient contre la construction du bâtiment à cet endroit, auquel s’est succédé le lancement d’une pétition relayée dans le journal de l’école laquelle a rassemblé plus de 200 signataires.

 

Quelle a été la réaction de l’école et de Total face à la mobilisation des élèves ?

L’école a essayé de canaliser les revendications des élèves. La direction a fait plusieurs amphis pour expliquer aux élèves qu’elles·ils n’avaient pas bien compris, que ce ne serait que des énergies renouvelables, que ce serait top pour l’école, et que c’était important pour l’image de l’école, etc. Manifestement, elles·ils n’ont pas réussi à convaincre grand monde. Surtout, on leur a expliqué que l’on ne pouvait rien faire, rien changer, que de toute façon les travaux allaient commencer en janvier. Que c’était comme ça. Donc le mieux que l’on pouvait faire c’était de signer une charte de bonnes relations entre l’École Polytechnique et Total, disant que Total respecterait les traditions de l’École polytechnique et ne transformerait pas son bâtiment de manière honteuse en un centre de recrutement.

Ce n’est pas absurde de faire une charte, mais ce n’est pas du tout suffisant. En soi, ce n’est en rien contraignant parce que la charte est très facile à oublier d’ici quelques années. Quand bien même, une fois que le bâtiment sera construit, si Total ne respecte pas la charte, le bâtiment sera toujours présent et surtout, cela ne répond pas du tout à toutes les questions qui sont soulevées par un tel projet. Malgré tout, quand on a expliqué aux élèves que de toute façon c’était ça ou rien, elles·ils ont accepter de réfléchir à une charte. Cependant, durant les échanges autour de cette charte, Total a refusé catégoriquement d’acter la fermeture du bâtiment aux élèves, qui était une des revendications des étudiant·es mobilisé·es.

En fait, on s’est rendu·es compte que ce qui était raconté aux élèves était faux. Le permis de construire du bâtiment n’était pas encore validé. La demande a été déposée au mois de juillet 2019 mais rien n’est encore officiellement autorisé. Aucune entreprise de BTP n’a été contactée pour effectuer les travaux et au mieux, en septembre 2020. On s’est donc rendu·es compte que l’école donnait de fausses informations aux élèves. Il a été décidé qu’il ne fallait pas se cantonner à cette histoire de charte et qu’il fallait revendiquer le déplacement du bâtiment. Les élèves ont ralenti le processus d’écriture de la charte. L’École leur a demandé de rendre la charte pour le CA de mars, elles·ils ont commencé par un préambule expliquant qu’une charte, ça ne leur convenait pas du tout, que ce qu’elles·ils voulaient c’était déplacer le bâtiment. Cette demande n’a vraiment pas satisfait l’école.

 

61 % des élèves de l’école se sont exprimé⋅es contre l’installation de Total sur leur campus. Cela a-t-il suffi pour que l’option de déplacer le bâtiment soit mise sur la table ? Comment vous êtes-vous fait entendre ?

Dans un certain sens, il est normal qu’une mobilisation des élèves seul·es ne suffise pas à changer tous les plans. Les élèves ne sont pas seul·es dépositaires de l’avenir de leur école. C’est une école publique, financée par les impôts des contribuables, donc l’important c’est de savoir si ce projet va dans le sens de l’intérêt de toutes les parties prenantes de la vie de l’établissement : les élèves, les enseignant·es, mais aussi et surtout les générations à venir. Il était donc important de démontrer que ce n’était pas une demande égoïste des élèves mais bien qu’elles·ils se battaient contre les conséquences que ce partenariat aurait pour les futures promotions, et que leur combat était partagé avec d’autres, ancien·nes élèves et membres de la société civile.

La force de frappe d’élèves de deuxième année en école d’ingénieur·e contre Total et toute l’Institution, c’est David contre Goliath. D’autant plus que les élèves à l’X sont sous statut militaire et sont soumis·es au devoir de réserve, donc ne peuvent pas s’exprimer publiquement dans la presse pour dire ce qu’elles·ils pensent de la politique de l’établissement. On arrive ici à la plus grosse limite de leur possibilité de mobilisation et ça, l’école a un peu l’habitude. À chaque fois qu’il y a un dossier un peu touchy, les élèves peuvent se mobiliser et faire entendre leur mécontentement au sein de l’école. On laisse alors passer trois mois et puis on passe en force. Habituellement, il faut avouer que cela marche relativement bien. Mais c’était sans compter que cette fois les élèves se sont mieux organisé·es et que les ancien·nes élèves étaient également très critiques vis à vis de ce projet. On a donc a créé une plateforme pour coordonner les revendications des actuel·les et ancien·nes élèves et s’assurer que l’ensemble convergeaient vers un argumentaire commun. C’est ce rôle que l’on a essayé de jouer avec le comité de mobilisation en préservant, c’est très important, l’anonymat des élèves impliqué·es, parce qu’elles·ils sont menacé·es de sanctions.

En parallèle on s’est activé·es avec le réseau des ancien·nes élèves. Il y a eu la tribune parue dans Le Monde1 avec des signatures de personnes très reconnues dans leurs domaines. Puis nous avons essayé d’aller sensibiliser les membres du CA un·e par un·e en vue du CA de mars 2020. Elles·ils ne s’y attendaient pas du tout. La Direction pensait que tout le monde avait oublié mais c’est quelques jours avant ce CA que le sujet a ressurgi, avec une nouvelle vague dans les médias. C’est à ce moment précis que Greenpeace est entrée en jeu. L’association a monté son action sans rien nous dire et nous a simplement prévenu·es quelques jours avant son action du 12 mars 2020,2 nous proposant de bénéficier de l’opportunité médiatique, pour porter notre message.

 

Quelle a été la réaction des administrateur·rices de l’école ? Comment a évolué la situation depuis mars ?

Elles⋅ils ont bien compris que le mécontentement était beaucoup plus fort que ce que la Direction leur laissait entendre. Elles⋅ils se sont montré·es à l’écoute des revendications des élèves. Plusieurs d’entre elles·eux ont reconnu qu’il y avait un vrai problème et qu’une simple charte ne pouvait pas suffire. « Si vous proposez une charte c’est qu’il y a un problème, s’il y a un problème, vous ne pouvez pas laisser les élèves négocier tout·es seul·es avec Total ». Elles·ils ont demandé que des propositions pour déplacer le bâtiment leurs soient présentées au prochain CA.

C’était la situation en mars, normalement le prochain CA devait avoir lieu en juin, mais en réalité il y a eu un CA anticipé le 4 avril qui a pris tout le monde de court. Comme réclamé par le CA de mars, plusieurs options pour déplacer le bâtiment ont été présentées aux administrateur·rices. D’abord, le directeur de l’établissement public d’aménagement Paris Saclay est venu présenter différentes options de déplacements. Puis Patrick Pouyanné, PDG de Total et membre du CA de l’École Polytechnique, s’est exprimé pendant une dizaine de minutes. Il a expliqué pourquoi ce projet était important pour lui et a laissé sous-entendre que Total se réservait le droit d’annuler le projet s’il ne se faisait pas à l’endroit prévu.

Dans les options proposées, deux ont particulièrement retenu l’attention du CA. L’une consistant à déplacer le bâtiment 100 mètres plus à l’Est, l’autre de le déplacer plus loin, derrière les laboratoires, un peu plus près des autres entreprises, mais également plus près de l’école Telecom Paris et de l’ENSAE (École nationale de la statistique et de l'administration économique). Il faudrait aussi demander l’avis aux élèves de ces écoles ! Aucune de ces solutions ne nous semble satisfaisante, tant que la nature du projet reste inchangée.

 

Vous réclamez toujours le déplacement du bâtiment hors du campus, et que Total ne bénéficie pas d’un traitement de faveur. Pour vous quels sont les enjeux et les risques du projet ?

L’enjeu, c’est l’indépendance d’une école ! On ne remet pas en cause la démarche de partenariat entre une école publique et une entreprise privée. Vu comment fonctionne le financement de l’enseignement supérieur et de la recherche aujourd’hui, ce n’est pas nous qui allons changer cela, c’est une question de politique publique. Pour nous, la question est : Comment est-ce que l’on s’assure de rester suffisamment indépendant·es ? La seule manière c’est d’avoir suffisamment de partenaires, de tailles égales. Pour ne pas dépendre plus de l’un·e ou de l’autre.

Le problème avec le projet de Total, c’est qu’il la place dans une position dominante. Elle ne serait plus traitée de la même manière que les autres entreprises. Typiquement, dans le projet il est question du financement d’une chaire d’enseignement à hauteur de 3 millions d’euros par Total. Le problème n’est pas la chaire d’enseignement en elle-même. Il y a déjà 29 chaires d’enseignement à l’X. Parmi elles, il y en a une financée par Google à hauteur de 300 000 €. On parle d’un facteur 10 entre la chaire de Total et celle de Google, qui n’est pas la petite startup du coin.

Quand on voit comment se passent déjà les négociations, le chantage que fait P. Pouyanné au CA pour l’emplacement du bâtiment ou le refus catégorique de Total d’accéder à la demande des étudiant·es pour la fermeture du futur bâtiment aux élèves de l’école, on est en droit de se demander ce qu’il adviendra lorsqu’il s’agira de discuter des orientations des formations.

On réclame que Total ne bénéficie pas d’un traitement de faveur. De deux choses l’une. Soit Total fait une action de mécénat à l’X et dans ce cas l’entreprise peut donner un nom au bâtiment, mais l’école en fait ce qu’elle souhaite. Soit est acté la construction d’un bâtiment Total, par Total, pour les employé·es de Total et dans ce cas il n’a rien à faire sur le campus. Il n’y a plus beaucoup de terrains constructibles proches de l’école. Pourquoi ne pas garder celui-ci pour construire des bâtiments utiles à l’établissement sur le long terme, comme des amphis ?

 

On l’a un peu évoqué, il y a eu des soucis dans la représentation des élèves sur ce dossier. À ton avis qu’est-ce qui, dans le fonctionnement de l’école a posé problème ?

Le problème, c’est que les informations passent mal d’une promotion à l’autre. C’est un problème bien connu des ancien·nes de l’école. Quand une nouvelle génération arrive, elle découvre le projet lancé, sans en connaître les tenants et aboutissants, sans avoir forcément de l’intérêt pour la problématique soulevée et surtout sans plus pouvoir y faire grand-chose. C’est d’ailleurs un problème pour nous en ce moment. Actuellement [NDLR / en avril 2020], la nouvelle promotion vient d’arriver. Avec le confinement dû au COVID-19, les élèves ne se sont encore jamais rencontré·es mais la Direction pousse pour que les élections des représentant·es au CA se tiennent comme en temps normal début mai. On leur demande d’élire leurs représentant·es sans qu’elles·ils se connaissent, comme si c’était un rôle sans grande importance ! C’est pourquoi les élèves demandent à ce que ces élections soient reportées en septembre.

De plus, les représentant·es des étudiant·es sont élu·es avant tout pour organiser la vie associative de l’école, or on n’élit pas des personnes chargé·es de représenter les élèves dans des débats sur l’administration d’une école, sur les mêmes critères que des personnes chargé·es d’organiser des soirées !

 

Et maintenant ? Quels sont vos objectifs pour les prochains mois ?

Le CA de juin devrait délibérer sur le déplacement du bâtiment. Pour nous, il s’agit de continuer à sensibiliser ses membres, de leur expliquer quels sont les risques que présentent ce projet et pourquoi les solutions proposées ne nous satisfont pas. Il convient aussi de sensibiliser les nouveaux·elles élèves pour qu’ils·elles s’approprient le sujet. Et puis, selon l’évolution de la situation et la décision du CA de juin, on verra s’il est nécessaire de changer de mode d’action. En tous cas, si le CA décide de ne déplacer le bâtiment que de quelques centaines de mètres, elles·ils devront s’attendre à ce que la mobilisation continue !

J’ajoute aussi qu’il va aussi falloir faire le lien avec ce qui se passe ailleurs, mobiliser plus largement. Le problème Total ne concerne pas que l’X mais aussi l’ENSTA, Telecom Paris et l’ENSAE. Il faut demander aux élèves de ces écoles ce qu’elles·ils disent de la venue de Total à deux pas de leurs écoles. Enfin, des parallèles sont également à faire avec ce qu’il se passe dans d’autres Grandes Écoles.

1https///www.lemonde.fr/idees/article/2020/0//07/il-faut-deplacer-le-centre-de-r-amp-d-de-total-a-l-exterieur-du-campus-de-polytechnique_60/2156_/2/2.html

2https///www.greenpeace.fr/espace-presse/action-de-greenpeace-les-amis-de-la-terre-et-action-climat-paris-au-conseil-dadministration-de-polytechnique/

23 juin 2020
Baptiste Soubra
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