Préserver la nature, une Histoire coloniale
L’approche préservationniste, qui consiste à minimiser voire interdire toute intervention humaine dans des environnements « naturels » est bien antérieure à la conscience globale du dérèglement climatique. Il faut remonter au XIXe siècle pour en trouver les premières traces, à travers la plume de penseurs états-uniens comme John Muir (1838-1914) ou Aldo Leopold (1887-1948). À l’époque où l’industrialisation se développe sur le territoire américain, le préservationnisme est guidé par une éthique visant à préserver la « nature », définie en opposition à la culture humaine qui ne pourrait que la dégrader. Cette éthique est proche d’une morale religieuse, qui voyait les grands espaces américains comme des vestiges intacts de la création du monde.
La croyance religieuse est également au coeur des motivations des chantiers de reforestation organisés par le Fonds pour l’existence d’Israël, au début du XXe siècle. Cette initiative répond au besoin de reproduire les paysages verdoyants décrits par la Bible en Galilée, mais aussi de reprendre la main sur ces terres, en profitant du code foncier ottoman de 1858 qui permettait d’en exproprier les populations palestiniennes. Cette dynamique s’est amplifiée à la création de l’État d’Israël et continue encore aujourd’hui. Par exemple, le programme d’afforestation de la région du Néguev commencé en 2022 se confronte à la résistance des communautés bédouines de la région qui revendiquent des droits traditionnels de pâture sur ces terres.
L’afforestation ainsi que la sanctuarisation d’espaces naturels sont des pratiques auxquelles ont recouru différents régimes coloniaux. M. Trottier, qui était directeur de la Ligue de reboisement de l’Algérie en 1869, écrivait : « la colonisation dans l’intérieur n’est possible qu’après la plantation des arbres ». En 1903, la loi forestière globale permettait l’expropriation des terres pour utilité publique au profit de projets de reboisement. À la même époque, le pouvoir colonial définissait des périmètres de terres dans lesquels le pâturage ou le brûlis, très pratiqués par les populations locales, étaient interdits. Dans les années 2010, une organisation internationale comme l’Unesco a intégré au patrimoine mondial de l’humanité « Les Causses et les Cévennes, paysage culturel de l’agro-pastoralisme méditerranéene », tandis qu’elle estime que « les activités agricoles et pastorales » pratiquées par les populations locales du parc national du Simien (Éthiopie) « ont sévèrement affecté les valeurs naturelles du bien », ce qui a justifié en 2016 l’expulsion de 2500 cultivateurs et bergers par les autorités locales.
Que ce colonialisme soit conscient ou non, il met la lumière sur les logiques de domination sociale qui peuvent sous-tendre l’aménagement du territoire et les politiques environnementalistes. Quelle place peut être donnée aux populations locales dans les projets de préservation de l’environnement ? Est-il possible que la sanctuarisation s’accompagne du développement de l’économie locale ? Ce sont quelques-unes des questions auxquelles nous essaierons collectivement de répondre lors de notre prochain week-end thématique, qui aura lieu les 20 et 21 janvier prochains à Besançon.
Sources :
« La « nature », une idée qui évolue au fil des civilisations », The Conversation, publié le 10 mai 2021
« Les forêts, piliers de la colonisation en Palestine », Orient XXI, publié le 28 novembre 2017
« Afforestation. En Israël, le désert du Néguev est entré en éruption », Courrier international, publié le 14 janvier 2022
« Débat : Colonialisme vert, une vérité qui dérange », The Conversation, publié le 8 octobre 2020