Parcours d'un élève-ingénieur engagé au Brésil
ISF - Êtes-vous passé par une formation d'ingénieurs ? Si oui, comment devient-on ingénieur au Brésil ? Jugez-vous que cette formation vous prépare à affronter les enjeux sociaux et environnementaux de votre activité ?
Je suis en dernière année d'ingénierie informatique à l'Université Fédérale de Bahia. La formation d'ingénieur au Brésil dure environ 5 ans pour les cours du jour, et 6 ans pour les cours du soir. Pour y accéder, il nous faut un diplôme du baccalauréat (un peu différent du bac en France puisqu'il faut obtenir en amont le diplôme des études secondaires, et ensuite passer un examen national composé de portugais, langue étrangère, mathématiques, sciences humaines et sciences de la nature). Donc, il n'y a pas d'exigence vis-à-vis d'expériences sur le terrain ou même d'examens pratiques tout au long du processus. Suite à la validation de tous les crédits ECTS, on reçoit le diplôme d'ingénieur(e) et on est en mesure de devenir responsable technique pour des projets en ingénierie dans le domaine étudié. Je pense que la plupart de projets pédagogiques, voire tous ceux liés aux formations d'ingénieur(e) au Brésil, sont insuffisants en ce qui concerne la mise en pratique de méthodes qui encouragent l'enseignement d'une conscience critique chez les élèves sur les inégalités sociales au Brésil, les causes de cette inégalité et l'impact des projets d'ingénierie dans l'approfondissement ou résolution de celles-ci. De même, une partie de ces projets pédagogiques aborde ponctuellement les questions environnementales dans l'exercice du métier de l'ingénieur(e), sans pour autant arriver à rendre plus transversale cette thématique pendant la formation. Le lien nécessaire entre ces questions et les problématiques sociales n'est pas non plus véritablement abordé.
ISF - Dans quelle organisation travaillez-vous ? Êtes-vous investi dans d'autres organisations ?
Je participe, en tant qu'étudiant boursier d'extension, à l'incubateur technologique de l'économie solidaire et de la gestion du développement du territoire de l'Université Fédérale de Bahia (ITES/UFBA). Il s'agit d'un programme d'extension universitaire qui a pour but de donner des conseils techniques aux associations autogérées d'économie solidaire basées dans la région métropolitaine de Salvador/Bahia. Par ailleurs, j'ai intégré le « Senge Estudante », une initiative du Syndicat des Ingénieurs de Bahia (« Senge-BA ») visant à renouveler le mouvement syndical des ingénieurs à travers du recrutement et de la création d'un nouveau comité dirigeant. Je participe également à la gestion du « Bureau Central des Etudiants de l'UFBA », organe de représentation de tous les élèves à l'école. Ses principaux axes d'action sont la lutte pour la transformation des formations en ingénierie et pour un « empowerment » des élèves dans tous les espaces délibératifs de l'école.
ISF - Quelle est la structure de votre organisation, et son fonctionnement ?
Le « Senge BA » est constitué d'une direction exécutive composée de 7 directeurs et directrices professionnel.e.s en ingénierie. Le « Senge Estudante » héberge une coordination exécutive composée d'étudiant(e)s en ingénierie sous tutelle d'un des directeurs du « Senge BA ». Cette coordination élabore et organise les activités qui ont lieu au sein du syndicat ou dans les écoles d'ingénieur. Dans la structure du « Senge Estudante » figurent d'autres acteurs comme des représentants régionaux présents dans chaque école, et qui sont responsables de l'organisation des activités au sein de celles-ci. Parmi les activités principales organisées par le « Senge Estudante » : formation politique à travers de ciné-débats, séminaires, congrès, et d'autres événements pour étudiants et professionnels promouvant l'importance du syndicat dans la défense des droits individuels et collectifs des travailleurs et travailleuses en ingénierie, comme le salaire minimum professionnel ainsi que l'importance de la lutte collective pour aller au-delà des préjugés comme le racisme et le sexisme, imprégnés dans l'environnement de l'ingénierie et plus globalement dans la société brésilienne. Le « Senge Estudante » promeut également la création et le maintien des « Bureaux d'Ingénierie Publique » dans les écoles d'ingénieur, qui sont des espaces où les élèves peuvent mettre en pratique l'ingénierie à travers l'élaboration et l'exécution de projets sociaux.
ISF - Dans quels réseaux s'insère votre organisation ?
Le « Senge BA » s'insère dans la Fédération Inter-États des Syndicats d'Ingénieurs (« FISENGE »). La « FISENGE » rassemble les syndicats d'ingénieurs de 12 états brésiliens. Le « Senge Estudante » n'existe pas encore dans tous les syndicats. Il est présent notamment dans les états de Bahia, Minas Gerais et Paraná. Il est cependant appelé «Senge Jovem» dans les deux derniers états. Une articulation nationale entre les initiatives «Senge Estudante» et «Senge Jovem» se met en place au fur et à mesure pour la réalisation des rencontres et campagnes nationales.
ISF - Sur quelles thématiques travaillez-vous ? Quels sont vos positionnements sur ces sujets ? Relayez-vous des campagnes nationales ou internationales ?
Le « Senge Estudante » est guidé par l'idéal d'une société juste, égalitaire et solidaire. Ainsi nos actions visent à apporter des éléments de réflexion critique sur le mode de production capitaliste globalisé et son impact dans la santé, l'éducation, la culture, l'environnement, le développement technologique, le travail de l'ingénieur et de l'ingénieure, le droit au logement, la mobilité urbaine, le droit à la terre, et dans toutes les sphères de la vie sociale. À partir de ces réflexions , nous nous positionnons dans les champs économiques et de l'emploi vis-à-vis de la défense des entreprises publiques notamment la « Petrobras », la plus grande entreprise brésilienne responsable par l'emploi de milliers d'ingénieurs et d'ingénieures, avec une grand expertise dans l'exploitation du pétrole dont le profit finance l'éducation publique, la santé publique, la culture populaire et d'autres projets de développement social. L'entreprise est constamment attaquée par les grands médias bourgeois brésiliens qui, proches des partis de droite et du capital financier international, visent à affaiblir sa crédibilité en faisant entrer dans le pays les compagnies pétrolières transnationales. Nous promouvons également l'économie solidaire, le regroupement associatif, et le coopérativisme, comme alternatives pour l'organisation du travail et la génération de revenus. Ce qui met en avant la solidarité, le bien-être de l'être humain dans sa communauté et l'écologie en tant que finalités de l'activité économique et non pas l'accumulation de capital par une poignée d'actionnaires et propriétaires.
ISF - A quoi ressemble le métier d'ingénieur dans votre pays ? Quelles sont vos compétences les plus sollicitées ?
Au Brésil, le discours lié à entrepreneuriat et à l'innovation est largement diffusé dans les écoles. On attend de l'ingénieur(e) la capacité à résoudre les problèmes des entreprises, à améliorer les processus et à développer des produits qui soient tout de suite compétitifs sur le marché. Les élèves sont encouragés à entrer en concurrence pour des postes de travail dans les grandes entreprises ou même à créer leurs propres entreprises à partir d'une idée lumineuse. Malheureusement, cet appui à l'innovation et à l'entrepreneuriat est guidé par la logique du marché et non pas la satisfaction les demandes sociales. En attendant, les populations les plus démunies au Brésil n'ont pas accès aux projets d'ingénierie liés à l'assainissement, à la construction de l'habitat social durable, à l'efficience énergétique, aux systèmes d'information et contrôle intelligents, etc. L'emploi public brésilien est concentré à la « Petrobras ». D'autres grandes entreprises publiques dans les domaines de l'énergie et des télécommunications ont été privatisées pendant les années 90, période où un gouvernement néo-libéral a dirigé le Brésil. Parmi les résultats : des services publics moins efficaces et plus chers, et qui génèrent un profit élevé exporté aux pays d'origine de ces entreprises qui contrôlent le marché actuellement. La même chose s'est produite dans la filière minière. Ce que l'on appelle le « Secteur Tertiaire », c'est l'alternative à l'emploi dans laquelle les ingénieur(e)s peuvent s'organiser en associations ou coopératives autogérées visant à générer des revenus au travers de projets sociaux et sans exploitation dans le travail. Actuellement, il y a un grand besoin d'ingénieur(e)s civils, notamment dans la construction des logements sociaux dans le cadre d'un programme gouvernemental appelé « Minha Casa, Minha Vida ». Ceci est une bonne opportunité pour l'action de ces coopératives.
ISF - Pensez-vous qu'il y a une responsabilité sociale conférée par ce statut ?
Sans aucun doute. L'ingénieur occupe une position privilégiée dans la société. Il/elle est influent et ses actions professionnelles ont beaucoup d'impacts sur l'ensemble de la société.
ISF - Que vous évoquent les notions de citoyenneté et de responsabilité sociale de l'ingénieur ?
Travailler pour le bien commun et pour la suppression des inégalités sociales en pensant l'impact de notre activité professionnelle dans toutes les sphères de la société et de l'environnement.