Interview d'un ingénieur colombien agissant pour les formations

Interview de Julian Ariza, ingénieur diplômé en électronique de l´Universidad Industrial de Santander, une des 32 universités publiques de Colombie, où il a proposé récemment un des cours "ingénieurs et société". Il est également membre du groupe de recherche GISEL en management technologique.
Julian Andres Ariza Arias
Julian Andres Ariza Arias
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Ingénieurs sans frontières - Trouvez-vous que le contenu pédagogique des formations d'ingénieurs en Colombie présente des manques en termes de connaissances des impacts sociaux et environnementaux de la technique?

 

Julian Ariza - Je peux vous parler de mon expérience dans mon université, cependant je pense qu’elle peut s’étendre aux autres universités publiques de la Colombie, car au fond, toutes ont les mêmes problèmes. Il semble que le ministère de l’éducation ne considère pas comme important pour la formation de l’ingénieur de motiver les réflexions académiques sur les grands impacts sociaux et environnementaux de la technique. Bien que le sujet des préoccupations environnementales soit toujours présent dans le discours politique concernant l'éducation, cela reste une formalité.

En effet, la mission de l’université publique sur le papier est de former des professionnels avec une haute qualité de compétences politique, éthique, d'analyse de la réalité et d'évaluation des impacts de la technique sur la société. Malheureusement cette description est éloignée de la réalité, car l’université n´enseigne pas formellement ces connaissances. Dans ma formation d’ingénieur, je n’ai jamais vu un cours sur l'impact de l’ingénierie dans la société ou sur les problèmes environnementaux et sociaux que présenter les grands projets d’ingénierie. Tous les contenus pédagogiques sont orientés vers la formation technique de chaque profession. Le résultat ? Des ingénieurs avec de très bonnes capacités techniques mais sans responsabilité ni conscience sociale, de mon point de vue il n’y a donc pas un vrai engagement vers la formation de ces connaissances.

Cependant, cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas d’étudiants, ingénieurs ou professeurs qui pensent aux impacts sociaux, il y en a beaucoup, mais ce n'est pas une politique institutionnelle. Les manques en matière de connaissances des impacts sociaux et environnementaux de la technique dans la formation de l’ingénieur sont autant d'opportunités perdues pour orienter les outils technologiques vers la construction d'une société plus juste et plus libre. La technologie est faite pour aider l'homme, la société ne peut pas considérer la technologie comme une fin en soi, et ceci doit être compris par les ingénieurs car il y a en leurs mains un grand potentiel pour transformer la société.

 

ISF - Trouvez-vous que les savoirs des formations d'ingénieurs sont orientés directement en fonction de la demande actuelle du marché ? Cela pose-t-il problème selon vous ?

 

JA - Tout est lié, je pense effectivement que les contenus des formations d'ingénieurs sont définis pour répondre à la demande du marché. Bien sûr, c'est un grand problème, car l’université perd son autonomie et donc son sens. Sous la logique économique, l’université devient une machine qui produit des ingénieurs pour faire un travail et qui annule la possibilité de penser à la culture, la pauvreté, la société et les relations avec la technologie. Les contenus pédagogiques en dehors de la formation technique, ont aussi une composante obligatoire de formation en entreprise, orientée vers l'efficacité, et curieusement il n´y a aucun cours sur la responsabilité environnementale ou sociale de l´ingénieur. En ce moment la philosophie de la formation "intégrale", ou complète, est orientée vers la demande du marché, qui énonce quelles sont les compétences que doit avoir l’ingénieur pour améliorer l'entreprise, l’interprétation du concept de formation "intégrale" est donc limitée. La formation en entreprise n’est pas un mal en soit, mais quand l’apprentissage des connaissances est limité seulement à la technique, et que d'autres formes de réflexions ne sont pas motivées, je pense que cela révèle un grand problème dans l’éducation de l'ingénieur.

C’est grave car les ingénieurs n’auront pas la capacité d'analyser la société. Je peux donner un exemple d´un conflit social dans ma région, où les ingénieurs ne pensent pas au bien-être de la société. Le mois dernier environ 100 000 personnes sont sorties dans les rues pour faire une grande manifestation pour repousser les projets d'extraction minière à grande échelle (dont la majeur partie est une extraction d’or), que six compagnies multinationales veulent faire dans un écosystème de Paramo, où est exploitée de façon naturelle la ressource en eau. Les compagnies mettent en péril la ressource en eau de 2 millions de personnes et un écosystème très vulnérable présent dans seulement 5 pays au monde. Entre-temps beaucoup d’écoles d’ingénieurs ont orienté leurs recherches sur l'optimisation de l’extraction de l'or dans le Paramo et ne pensent pas en termes d'impacts environnementaux et sociaux. Il semblerait donc qu’il y ait une incapacité à entendre ce qui est le plus important pour la vie : l'eau ou l'or.

 

 

"Nous avons besoin qu'en plus de la maîtrise des savoirs techniques et scientifiques, les hommes et femmes soient inclinés à connaître le monde d’une autre façon, à travers des types de savoirs non préétablis. La négation de cela, mènerait à répéter le procès hégémonique des classes dominantes, qui toujours ont déterminé, ce que peuvent et doivent savoir les classes dominées."

 Paulo Freire

 

 

ISF - Est-ce que les formations d'ingénieurs comportent des sciences humaines et sociales ? Si oui permettent-elles selon vous de mettre en débat le statut de l'ingénieur et de la technique dans notre société ?

 

JA - La formation des ingénieurs est éloignée des sciences humaines et sociales, je pense que c'est absurde, il n'est pas possible que, dans un monde de relations humaines, on étudie la technique et le développement technologique sans étudier l'impact de ce “développement” dans la société, sans donner un espace aux réflexions sur le rôle de l'ingénieur dans la société. Je crois que nous sommes dans des temps difficiles, où les valeurs des gens sont marquées par l’économie et où la connaissance est esclave de cette économie. Il règne actuellement une grande confusion qu'il est possible de résumer avec les paroles du prix Nobel alternatif de l’économie Manfred Max-Neef :

 

"Notre société technocratique, non seulement a rendu plus évident le divorce de l'homme avec la nature, mais a également fomenté jusqu'à l’extrême le culte de la presque religion de l’efficience. Le résultat est une mythologie pleine de confusions et d'incohérences. Déjà nous ne faisons plus la distinction entre l’éducation et l'enseignement, entre le fait d'avoir un diplôme et la connaissance, entre l'amour et l’aumône, entre la police et la sécurité, entre les lois et la justice, entre la production et la création, entre la consommation et le bien-être, entre la capacitation et la promotion des habilités, entre la propriété et la possession, entre le Produit National Brut et la satisfaction sociale, entre la vie et la survie" ..

 

 


 

 

10 avril 2013
comité FormIC2
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