Interview de Carlos Armenio Khatounian : L'agroécologie : futur de l'agriculture ?
Hilaire Morterol - Pouvez-vous nous donner une définition de l’agro-écologie ?
Carlos Armenio Khatounian - L’agro-écologie peut être définie comme l’utilisation des outils conceptuels et méthodologiques de l’écologie pour les aires de production agricole. Par exemple, on étudie en écologie le procédé proie-prédateur, appliqué à l’agronomie cela donne le contrôle biologique. De même, l’étude des compétitions entre plantes donne des pistes de réflexion pour le contrôle des plantes envahissantes.
Toute l’agro-écologie s’appuie sur l’étude des agroécosystèmes. La principale différence entre un agroécosystème et le milieu naturel est la présence de l’homme, et en particulier son action.
Si le principal moteur d’un agroécosystème est l’être humain, alors vous devez l’inclure dans l’étude de cet agroécosystème. Toute tentative de comprendre cet agroécosystème sans comprendre l’homme ne fonctionne pas. Il faut comprendre l’univers d’action de l’espèce humaine. Facteurs sociaux, culturels, économiques. On ne peut étudier l’agro-écologie sans la contribution des sciences humaines. Il y a de très grandes différences entre un producteur de vin à Bordeaux et un producteur de canne à sucre ici au Brésil. Différences de milieu physique certes, mais aussi des différences culturelles. On ne peut pas réduire l’agro-écologie à des sciences physiques.
HM - certains considère l’agro-écologie comme un levier pour faire évoluer notre société, qu’en pensez-vous ?
CAK - En Europe, et particulièrement en France, le terme agro-écologie est utilisé pour des fins politiques : il permet de justifier les subventions versées à vos agriculteurs par des raisons de conservation de l’environnement.
Ici, au Brésil, les mouvements de conservation de l’environnement se sont liés à des mouvements de lutte sociale comme le Mouvement des Sans Terre dans les années 1990, et c’est à cette époque qu’est apparue le terme d’agro-écologie. Des personnes comme Christophe Delanoix, pense que l’agro-écologie est l’appât qui va attirer les futurs révolutionnaires sociaux qui créeront une société plus juste et solidaire.
Je pense que c’est stupide. Je crois qu’historiquement dans différentes régions du monde on peut observer des sociétés plus ou moins agro-écologiques qui étaient injustes. Prenez l’exemple de la Chine médiévale : le système politique était clairement oppresseur, et il reposait pourtant sur une société agricole beaucoup plus agro-écologique qu’elle ne l’est aujourd’hui. A l’inverse, la révolution verte (mise en place d’une agriculture intensive) a permis une nette progression de ce peuple : scolarisation, niveau de vie. Agro-écologie et système politique sont pour moi des choses très différentes.
C’est pour ça qu’il ne faut pas isoler les sciences humaines, dont fait partie l’histoire, de l’agro-écologie.
HM - L’agro-écologie favorise-t-elle une agriculture familiale ?
CAK - Non. La vraie différence entre l’agriculture conventionnelle et un système agro-écologique est une l’échelle utilisée. Il est plus facile de s’occuper d’une surface petite que d’une surface très grande. On ajuste mieux les cultures, on maitrise mieux les rotations, les prédateurs des cultures et les maladies. Sur des grandes surfaces on a tendance à faire des simplifications pour faciliter l’organisation du travail. De ce point de vue, que ce soit une famille ou une entreprise qui cultive la terre, ne change pas grand-chose.
HM - quels impacts et quelles possibilités aurait l’application des concepts agro-écologiques sur le système agro-alimentaire dans sa globalité ?
CAK - C’est une question difficile. L’agriculture conventionnelle repose sur l’emploi d’engrais azotés. Grâce à ces engrais, nous avons fortement augmenté la production de grains. Et c’est ainsi que nous avons augmenté la production et la consommation de produits d’origine animale : nous avons transformé les ruminants en monogastriques. Aux Etats Unis, les animaux sont nourris par un régime basé à 85% sur des grains. Les zones pastorales ont donc peu à peu disparu.
Les conséquences du point de vue de notre demande réprimée de produits carnés sont excellentes. Mais pour notre santé celles sont mauvaises. La majorité des nutritionnistes conseille de réduire notre consommation de produits d’origines animales.
On ne peut satisfaire toute la population mondiale avec notre mode de consommation en suivant des principes agro-écologiques, pas plus qu’on ne le peut avec tout notre arsenal de plantes transgéniques et de biotechnologies.
Si on parle des pays en développement on sous-entend qu’un jour ils auront notre mode de vie. Il est clair aujourd’hui que les citoyens de Côte d’Ivoire ne pourront jamais vivre comme les français. Si tout le monde consommait comme un Nord-américain, il nous faudrait cinq planètes.
Pour ces raisons, il va y avoir une réduction de la consommation de produits carnés. Et ce durant votre génération, que nous le voulions ou non.
On peut nourrir tout le monde en changeant notre façon de nous nourrir. La question est plutôt : la France va-t-elle maintenir sa population bien nourrie en faisant de l’agro-écologie ? Oui, sans problème. Mais par contre l’économie agricole française va devoir évoluer.
HM - le nombre d’agriculteurs va-t-il augmenter ?
CAK - Oui, certainement. Dans l’organisation historique de la société, les agriculteurs sont les plus ignorants, la base de la pyramide sociale. Le terme civilisation vient d’ailleurs du nom « ville » synonyme d’éducation.
Aujourd’hui cela change. Si vous demandez aux citoyens français où ils aimeraient vivre, ils vous répondront que c’est à la campagne. Le travail d’agriculteur écologique est très valorisé socialement. Beaucoup de jeunes se sentent attirés par ce métier et ce mode de vie. Il s’agit là d’un processus de revalorisation de l’agriculture.
Au niveau mondial il y a des différences : au sud du Sahara, en Inde, il vaut mieux fuir les campagnes. Mais dans d’autres régions c’est le contraire.
A l’échelle mondiale, les migrations en direction des villes sont de loin les plus importants, mais il existe une résistance.
Le tout c’est de permettre aux agriculteurs de gagner autant en faisant de l’agriculture que s’ils faisaient autre chose.
HM - D’un point de vue pratique, comment va se faire la transition vers une agriculture agro-écologique ?
CAK - Entre le moment actuel et le moment où il y a aura une réforme complète de l’agriculture, nous allons passer par de nombreuses phases intermédiaires. L’une d’entre elle est l’augmentation du rendement des exploitations biologiques. Par exemple au Brésil, les machines ne sont pas adaptées aux exploitations de petites tailles. Cela va devoir changer.
HM - L’agriculture de précision et l’agro-écologie sont-elles contradictoires ?
CAK - L’agriculture de précision est très importante pour une agriculture à grande échelle, où l’agriculteur ne peut pas tout contrôler lui-même. A mes yeux, les monocultures écologiques auront un grand rôle dans le futur. Il serait utopique de croire qu’elles vont disparaitre, elles sont beaucoup trop importantes. Cependant, on peut améliorer ces cultures, et c’est là qu’intervient l’agriculture de précision.
HM - Et les plantes transgéniques ?
CAK - La technique de la transgénèse a une infinité d’applications. Mais sur le marché il y a majoritairement deux types de plantes transgéniques : 75% sont des variétés résistantes aux herbicides. Si vous n’utilisez pas d’herbicides, vous n’en avez pas besoin. Les 25% restant sont des variétés qui produisent leurs propres insecticides. Hors nous savons qu’il se développe rapidement des populations d’insectes résistantes ou tolérantes à ces herbicides : le cycle de vie de ces variétés est très court. Je ne vois donc pas l’utilité des plantes génétiquement modifiées dans le cadre de l’agro-écologie.
HM - Quel sera le rôle des agronomes dans le cadre d’une agriculture agro-écologique ?
CAK - L’histoire de notre profession a beaucoup évolué. Pendant longtemps notre rôle a été de mobiliser les connaissances biologiques pour améliorer la production agricole. Au 20ème siècle, les sciences de base de l’agriculture sont devenues la chimie, la mécanique, et plus tardivement la génétique.
A tel point que ce que nous faisons aujourd’hui c’est de l’anti-agronomie. Nous savons que pour qu’une économie agricole soit solide elle ne doit pas dépendre d’une unique production et pourtant nous travaillons à viabiliser les monocultures. Nous savons que répéter la même culture année après année favorise le développement des maladies et des prédateurs des cultures, et cependant nous faisons tous les efforts possibles pour lutter contre les conséquences de ces pratiques sans s’attaquer aux causes.
Nous essayons de contraindre les espaces agricoles à fonctionner d’une manière complètement contradictoire à toutes les lois de la nature. Par conséquent nous artificialisons de plus en plus les terres agricoles, ce qui conduit à l’épuisement des ressources naturelles, la réduction de l’espace agricole et la perte du prestige des agronomes dans le contexte de la société. Les agronomes étaient des professionnels qui se situaient entre la misère et le bien-être de l’humanité. Aujourd’hui, ils mettent en place la contamination généralisée de la planète et la perte des ressources naturelles.
Il faut que nous retournions à l’agronomie, mais pas de la même façon que par le passé. C’est bien plus compliqué, car il ne faut pas seulement arrêter de détruire nos ressources, il faut reconstruire notre environnement tout en maintenant des volumes de production importants.
HM - avez-vous un message à faire passer aux étudiants agronomes français ?
CAK - Il faut que je les stimule c’est ça… La France est un pays particulier. Spécialement en agriculture, la France est une référence pour toute l’Europe. Ce que feront les agronomes français a de fortes chances d’être reproduit. Cela c’est déjà vu dans le passé : mécanisation et simplification du travail, usage d’engrais et de pesticides... La France n’est pas une entité abstraite qui influence le monde, c’est bien la somme des contributions de chacun dans son aire d’influence qui fera changer les choses. En somme, ce qui est important, c’est que chacun fasse son travail… de fourmi..