D’une charte à l’autre, 20 ans de politisation des ingénieur·es à ISF

ISF a produit deux chartes sur les 2 dernières décennies. La dernière, adoptée fin 2021 cible clairement l’instrumentalisation de la technique au service de multiples dominations, là où la précédente s’arrêtait au constat de la responsabilité des ingénieur·es dans les « dépendances génératrices d’inégalités au niveau international ». La formule était loin d’être claire. Que s’est-il donc passé pour qu’il soit désormais possible d’énoncer clairement à ISF l’idée que la technique est un produit des dominations ?
Lors des Resic de 2017, la question du sens politique de la technique était au centre des débats
ISF France

Les écoles d’ingénieurs creusets de la dépolitisation des ingénieur·es

L’avènement du néolibéralisme (1) dans les années 1970 et la fin de l’opposition entre l’URSS et un bloc de l’Ouest emmené par les États-Unis d’Amérique dans les années 1990 ont dépolitisé le débat public. L’économie de marché était alors considérée comme le stade ultime et souhaitable de l’Histoire des sociétés humaines. Toute tentative de remise en cause du système politique et économique en place en Occident, c’est-à-dire le capitalisme, ne serait que la tentation de mettre en place une dictature et de détruire l’idée même de démocratie.

Sans faire référence à cette thèse directement, la formation des ingénieur·es en France est bien imprégnée de ces idées conservatrices. Les ingénieur·es sont formé·es pour la mise en œuvre d’une technique garante du maintien de l’ordre établi, au service des intérêts dominants dans la société, et non pas pour la transformer pour le meilleur. Cette compréhension du rôle social des ingénieur·es va être énoncée clairement à ISF au tournant des années 2010 avec le programme Former l’Ingénieur·e Citoyen·ne (FormIC). C’est un des résultats de la thèse réalisée par Antoine Derouet pour ISF et FormIC sur la place de l’enseignement des sciences sociales dans les écoles d'ingénieur·es. Les membres d'ISF qui ont participé à ces travaux vont découvrir qu'au-delà de leur responsabilité de maître⋅sses d’œuvre de la technique, iels appartiennent à une classe sociale attachée aux intérêts des dominant·es. Ainsi lit-on dans le Manifeste pour une formation citoyenne des ingénieur·es : « La formation des ingénieur·es vise à leur intégration dans la classe sociale des cadres et à les formater à l’exercice d’une pensée dominante. »

Cette révélation du sens politique de la formation des ingénieur·es intervient au moment des crises économique de 2008-2010 démarrées par l’effondrement de pans entiers du système financier aux États-Unis avec des répercussions mondiales, jusqu’à provoquer des émeutes de la faim dans de nombreux pays des Suds. Le système que les ingénieur·es sont censé·es faire perdurer peut être la cause directe, et prévisible (2), d’atrocités indéfendables (sans même parler des conséquences écologiques), au profit d’une classe sociale représentant une infime partie de la population mondiale. La critique du capitalisme redevient possible dans l’espace public.

Il faut préciser que les étudiant·es ingénieur·es impliqué·es dans FormIC n’ont, pour certain·es, pas de formation politique antérieure et encore moins dans des milieux de critiques sociales pensant en termes d’opposition de classes. La découverte de leur place et rôle social est, pour elleux, totale. Dans ce sens ont peut lire l’action d’ISF comme un processus de politisation des ingénieur·es en France, en réaction à la dépolitisation opérée dans la dissimulation de leur rôle social véritable et de ses conséquences, et ce dès leur formation.

Des inégalités sociales aux dominations de classes

Cette prise de conscience se retrouve dans l’évolution des chartes de la Fédération ISF France. Au début des années 2000, ISF décide de ne pas se professionnaliser et de ne pas devenir une espèce de bureau d’étude éthique. En cela, elle procède d’une première politisation : elle admet implicitement que les problèmes du monde sont politiques et que la technique en est une manifestation. Cette évolution se retrouve dans l’adoption d’une nouvelle charte en 2002. Cette dernière propose qu’ISF soit « un mouvement social d’ingénieurs et de citoyens » et de « lutter pour un exercice harmonieux des droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels au niveau mondial » tout en affirmant que « l’ingénieur, en tant que maître d’œuvre de la transformation de la technique, et de la société par la technique, possède donc une responsabilité particulière dans la collectivité. »

Rien de cela n’est aujourd’hui remis en cause, mais la charte de 2002 pose aussi deux analyses qui limitent cette politisation de la Fédération. Premièrement, la charte propose de s’attaquer aux inégalités qui empêchent les populations d’exercer leurs droits. Si c’est parfaitement louable, cette analyse s’arrête avant de nommer le groupe à qui profite l’inégalité. Elle se garde d’expliquer qu’entre autres les ingénieur·es en font partie et qu’iels doivent se désolidariser de cette classe dominante pour espérer en finir avec les inégalités, qui sont en fait des dominations. Deuxièmement, l’horizon de la charte de 2002 est le développement durable. Il ne faut pas faire d’anachronisme ici, ce terme n’avait pas encore été transformé alors en une formule de greenwashing. Cependant, elle empêchait une critique radicale de la notion de développement elle-même. Depuis son emploi à la fin de la seconde guerre mondiale par les dirigeants états-uniens pour justifier le plan Marshall, cette notion est imprégnée de l’idée d’une histoire linéaire vers un stade ultime que l’on retrouve dans la thèse de la fin de l’Histoire. Recourir à l’idée de développement complique fortement la remise en cause d’un système social et plaide pour son aménagement à la marge, fut-il durable.

La politisation au sein d’ISF ces dernières années a permis de préciser notre analyse pour aboutir à la remise en cause du rôle même de l’ingénieur·e . Cela aboutit à mettre au centre du projet d’ISF non plus les inégalités, mais les dominations, et implique de ne plus vouloir infléchir le développement, mais de transformer la société pour « [déconstruire les] dominations et des interdépendances génératrices d’inégalités ». Bien sûr en tant qu’association de solidarité internationale, la lutte contre l’impérialisme (3) reste au centre de notre action, mais ce nouveau cadrage sur les dominations permet aussi de nommer le capitalisme comme problème en soi ou encore de cibler le patriarcat. En effet, les questions de genre étaient absentes de la charte de 2002 alors qu’elles animent déjà la fédération et les groupes locaux depuis plusieurs années.

Ces évolutions d’ISF et de la société française depuis le début des années 2010 n’ont pas été qu’idéologiques, elles se sont aussi manifestées dans les pratiques d’ISF. Outre la création d’un comité FéminISF répondant aux enjeux des dominations de genre évoqués ci-dessus, on peut aussi remarquer la généralisation des démarches d’éducation populaire qui a entièrement restructuré l’éducation au développement (EAD) à ISF. D’ailleurs, on parle de plus en plus d’éducation à la solidarité internationale, ce qui acte encore l’abandon de la notion de développement.

Bien mali·gne qui pourra dire ce que sera ISF dans 20 ans. Mais notre travail pour les années à venir est de proposer des pistes concrètes pour déconstruire la place sociale assignée aujourd’hui aux ingénieur·es, pour enfin mettre la technique au service de la fin des dominations.

(1) Le néolibéralisme est le paradigme économique des États occidentaux depuis les années 1970, impulsé par Ronald Reagan et Margaret Thatcher. Il vise la dérégulation des marchés et la disparition progressive du secteur public réduit à une portion congrue assurant un ordre social favorable aux marchés.

(2) La crise de 2008-2010 et ses répercussions avait été anticipée par de nombreux chercheurs et mouvements sociaux, par exemple en France par le conseil scientifique d’ATTAC.

(3) Domination d’un centre géographique sur ses périphéries. Le colonialisme en est un des exemples les plus marquants.

29 juillet 2022
Tanguy Martin, membre d’ISF Agrista et président de la Fédération ISF de 2009 à 2011
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