A la première lecture, l'ingénieur⋅e pourrait avoir du mal à voir ce qu'il y a à redire de ce vieux slogan de l'exposition universelle de Chicago datant de 1933, pourtant complètement faux. Il est intéressant de l'étudier car il est représentatif de l'imaginaire technophile qui voudrait que les techniques (ou technologies) permettent d'aller toujours plus loin et de se sortir de toutes les situations. D'abord, il suppose qu'il n'existe qu'une seule science, qu'une seule industrie et qu'un seul Homme. Or, les notions de "science" et "industrie" sont loin d'être évidentes : ce qu'elles recouvrent, quand et comment elles sont apparues, sont des questions qui font l'objet de nombreuses études depuis l'apparition de ces notions, surtout dans les domaines de l'Histoire, la sociologie, l'anthropologie des sciences et l'épistémologie. Ensuite, il laisse entendre que la science se situe au fondement de toutes les avancées de l'industrie et de l'Homme. Cependant, la recherche théorique, qui se cantonne dans des bureaux de mathématicien·nes ou de physicien·nes théoriques, ne représente qu'une minorité de la recherche. L'immense partie se trouve être des "sciences appliquées" (aussi appelées "science de l'ingénieur·e") dans les laboratoires de recherche publics mais surtout dans les laboratoires des entreprises privées ("recherche et développement, R&D"). Donc, c'est l'industrie - i.e. le capital - qui est la principale source de "science", non l'inverse. Enfin, les développements technologiques actuels obligent effectivement l'Homme à s'adapter. Par exemple, l'organisation ville-campagne ou ville-périphérie (étalement urbain, prix du logement, localisation des emplois...) oblige un grand nombre de personnes à prendre la voiture pour aller travailler, à perdre un temps considérable dans les transports en commun ou à sacrifier une partie conséquente de leur salaire.
Ainsi, la plupart des sociétés actuelles reposent sur le triptyque science-technique-industrie qui implique un « travail de greffe des techniques innovantes sur le corps social [et] suppose de vaincre les résistances populaires au changement technique [13 ; p.128]. ». Il est du devoir des ingénieur⋅es de faire changer ce postulat en repensant les liens entre sciences, techniques et société.
Mythe 2 - « Les techniques sont neutres » (moralement et politiquement)
Il est courant d'entendre l'adage selon lequel un objet technique n'est ni bon ni mauvais en soi. Par exemple un couteau peut servir à trancher des carottes ou la gorge d'un individu. Ainsi la technique ne serait qu'un moyen au service d'une fin. Cette théorie ne tient pas car les techniques portent en elles des valeurs (votre voiture émet un bip tant que vous n'avez pas mis votre ceinture de sécurité ; un automate obéit à une suite de règles définies par des humains ; etc.), des choix faits lors de leur conception et de leur fabrication qui ont été souvent internalisés, c'est à dire que ces choix ne sont pas toujours conscients. De plus ces objets techniques créent une interface privilégiée dans la façon dont l'humain interagit avec son environnement. Par exemple un gobelet en plastique jetable incite à jeter. Il promeut donc une culture du jetable qui s'appuie sur une façon de penser le monde et les ressources naturelles de la Terre. A Ingénieurs sans frontières, nous défendons la thèse que les techniques nous façonnent autant que nous les façonnons, et quelles ne sont donc "ni bonnes, ni mauvaises, ni neutres" [3]. Les ingénieur·es portent donc une responsabilité dans le développement sociotechnique.
Sauf que dans une ontologie (c'est à dire une théorie sur l'être, un "ensemble de vérités fondamentales de l'être." cnrtl) rationaliste où les statistiques - et donc le calcul - règnent seuls sur les méthodes de l'ingénieur·e, ces dernier·ières n'ont pas vraiment de question à se poser. S'il y a une norme ? L'ingénieur·e la respectera. S'il y a une méthode ? L'ingénieur la respectera. S'il y a un doute sur la finalité de l'action (morale, politique, technique...) ? L'ingénieur·e en fera abstraction car, après tout, ce n'est pas son rôle, n'est-ce pas ? La place de cette ontologie est marquée par la domination des matières scientifiques sur les sciences humaines et sociales (SHS dans la suite, parfois appelées "humanités") dans la sélection et le parcours de l'ingénieur·e. Et pourtant, les formations en ingénierie enseignent un certain type de SHS. Mais elles n'enseignent pas n'importe lesquelles : aujourd'hui, dans les programmes des formations, les sciences humaines et sociales sont majoritairement utilitaristes, c'est-à-dire qu'elles sont mobilisées pour permettre aux ingénieur·es d'exercer un rôle de cadre-manager en entreprise : gestion de projet, comptabilité, communication, droit de l'entreprise, et langues [3]. Pour Ingénieurs sans frontières, cette formation sociale en ingénierie et la perspective métier qui l'accompagne relèvent de certaines idéologies et éthique, dont les principes seront détaillées dans la suite.
Néolibéralisme(s)
Le droit du commerce domine tous les autres codes à l'échelle mondiale. Le laisser-faire économique devient le principal mode de régulation des innovations, laissant les mécanismes compétitifs de l'offre et de la demande décider des dispositifs techniques qui font société. La course à l’innovation est le nouvel impératif, alors que 90% des entreprises ne dépassent jamais le cap des 3 ans après leur création. Ainsi, en ne collectant que les capitaux nécessaires à leur recherche et développement, sans trouver de publics pour s'approprier leurs dispositifs, ces inventions restent dans les oubliettes de l'histoire des techniques, alors que ces investissements auraient pu être mieux réfléchis. Malgré ces échecs si nombreux, l'esprit libéral de ce XXIème siècle permet l'émergence de tout un tas de besoins artificiels pour entretenir la croissance économique comme moteur de nos sociétés dites modernes. Il institue également une nouvelle forme de sociabilité, celle de l’utilitarisme et de l’Homo Œconomicus où la norme spécifiquement entreprenariale de la recherche de la rentabilité, celles des entreprises, devient aussi la norme comportementale des consommateur·ices. C’est donc différents aspects la vie quotidienne qui deviennent alors perméables au prisme de la maximisation du rapport entre les bénéfices des coûts investis (monétaires ou autres). Cela aboutit à l’effacement des liens de solidarité et laissent ainsi la place à l’individualisme (illusion de la liberté d’accéder à un monde social personnalisé en dehors de tout cadre policé préexistant). Les confits sont alors de plus en plus masqués, voire inexistants alors qu’ils devraient pourtant être centraux dans une société qui s’estime démocratique et qui se construit par le débat d’idées.
Ce système capitalistique est aussi intrinsèquement générateur d’inégalités. Chaque année, OXFAM nous rappelle à quel point les plus gros milliardaires de la planète sont de moins en moins nombreux·ses à posséder autant de richesse que la moitié de la population mondiale la plus pauvre. Au-delà de cette accumulation de profits qui génèrent des inégalités dans l'accès aux conditions matérielles d'existence, c'est également du pouvoir qu'accumulent les actionnaires - celui d'orienter les processus de recherche et les réglementations politiques vers les inventions de leur choix, imposant ainsi leurs modes de vie sans concertation des citoyen·nes. Alors que le libéralisme prétend donner sa chance à chacun·e de développer son entreprise, le modèle socio-économique capitaliste institué depuis la révolution industrielle l'en empêche par la création d'oligopoles industriels qu'il est difficile de concurrencer pour construire des alternatives au mode de vie dominant [4].
Dans les grandes entreprises, la RSE (Responsabilité sociale de l'entreprise) est construite en paravent de ces problématiques et vise à susciter l’adhésion [5]. Ces nouvelles exigences normatives donnent de nouvelles raisons aux ingénieur·es et aux cadres – auxquel·les elles s’adressent en priorité – de s’investir pleinement pour leur entreprise sans remettre en question leur position oligopolistique dans ce modèle néolibéral qui leur laisse toujours plus de marge de manœuvre.
C'est ce modèle qui reste très largement enseigné dans les cursus formant les futur·es ingénieur·es. Il l'est à travers notamment les cours de sciences humaines et sociales “utilitaristes” mentionnées plus haut ainsi que sous la forme d’approches normatives et cadrées – dont la norme ISO 26 000 de l'Organisation internationale de normalisation est l’un des avatars – qui ne permettent pas à l'étudiant·e ni de porter un regard critique sur la mise en œuvre de telles démarches ni de se tourner vers des alternatives pourtant foisonnantes. Il devient alors nécessaire de former à comprendre les enjeux sociaux-économiques dans leur ensemble, de façon à donner aux futur⋅es cadres et technicien.nes des clés pour remettre l'entreprise au service d'un projet collectif en s'interrogeant sur l'utilité sociale et économique de sa production.
Partie II : De la critique aux alternatives
Du statut d'expert⋅e au rôle de médiateur⋅ice
Commençons par un petit retour historique du titre d'ingénieur·e. La Commission du Titre d'Ingénieur (CTI) a été mise en place en 1934. Dans cette période, les ingénieur·es sont en quête de légitimité, se trouvant socialement déclassés car leurs formations ne répond pas aux besoins des entreprises. La CTI joue donc le rôle de contrôle du diplôme (et donc des formations), autorisant ou non les écoles à donner le titre d'ingénieur·e à leurs diplômé·es. Dans d'autres pays (aux États-Unis, au Québec, en Tunisie ou en Espagne etc.) ce n'est pas la formation qui est contrôlée spécifiquement mais l'activité professionnelle, par la présence d'un ordre des ingénieur·es. En France, la question s’est posée dans les années 30 et revient régulièrement sur la table, mais sans jamais aboutir. Il semble en effet difficile de mettre en place un ordre car le terme « ingénieur·e » renvoi, en France, avant tout à un diplôme et non pas à des pratiques professionnelles ou même un statut social commun. Être ingénieur·e ne donne pas accès à un métier particulier mais à un ensemble de métiers. Antoine Derouet indique ainsi que la profession d’ingénieur·e « existe sans exister » [6].
Par contre, ce contrôle de la formation par la CTI explique, malgré la grande diversité des écoles, une certaine uniformité dans les formations en ingénierie [7], et donc une certaine uniformité dans les représentations de soi et du monde.
Les ingénieur·es sont souvent perçu·es (et se perçoivent) comme des êtres rationnels (voire hyper-rationnels). Le titre sert alors d'argument d'autorité. Pourtant, iels sont soumis aux mêmes biais de raisonnement que tous les autres. Malgré cela, l’ingénieur·e se considère au-dessus des autres, comme une élite, que le discours en classe préparatoire a achevé de persuader [8][9]. Cette rationalité, supposée presque parfaite, semble produire chez les ingénieur·es une croyance qu'iels pourraient être expert·es sur n'importe quel sujet puisque, à la différence des autres, iels ont appris à réfléchir. Or, même si la formation d'ingénieur·e permet d'acquérir des aptitudes indiscutables, il serait intéressant que les ingénieur·es se rendent compte de leurs limites.
Un des angles morts régulièrement pointé du doigt lorsqu'on parle de concevoir des solutions techniques, est le "facteur humain". Cela vient en grande partie du manque de formation en sciences humaines et sociales des ingénieur·es. Les sciences humaines (psychologie, sociologie, anthropologie etc.) permettent, entre autres, de décrire et de mieux appréhender les comportements humains dans leur diversité, tout en alertant sur les risques engendrés par la solution technique. Cet oubli n'est pas sans conséquence. Concevoir des applications et des algorithmes qui incitent l'utilisateur·rice à les utiliser et favorisent la dépendance aux écrans a de nombreuses conséquences : non seulement sur les individus mais aussi à plus large échelle sur des groupes d'individus, voire sur la société toute entière [10].
Maintenant que l'on a mis en évidence l'importance de prendre en compte l'humain dans une conception technique, comment faire pour que cela fasse également partie du métier d'ingénieur·e ? La solution n'est jamais unique, mais celle sur laquelle nous proposons de nous concentrer est la formation des étudiant·es ingénieur·es. Pour cela, il serait primordial de mettre en place des formations à différentes sciences sociales (sociologie, ergonomie, psychologie, anthropologie ...). Ces enseignements ne devraient pas uniquement avoir pour utilité de transmettre une culture générale ou des "savoirs-êtres" pour la vie en entreprise. Elles devraient avoir au moins deux objectifs :
- transmettre des savoirs mobilisables par l'ingénieur·e dans son métier, comme c'est le cas pour les enseignements techniques. Ceci pour prendre en compte l'humain et sa diversité quand iel conçoit des solutions techniques ;
- faire prendre conscience aux ingénieur·es des limites de leurs connaissances dans ces domaines. Ceci afin que, dans leur activité professionnelle, iels s'entourent de professionnel·les qualifié·es lorsque c'est nécessaire (sociologues, ergonomes, psychologues …).
De plus, l'esprit critique et la réflexivité qu'on pourrait tirer de ces formations seraient également des atouts pour changer le statut de l'ingénieur·e, en passant d'un·e "expert·e" à un·e "médiateur·rice". L'expert·e ayant une position dominante, un rôle soi-disant neutre et une parole ne pouvant être remise en question. Au contraire, le ou la médiateur·rice a un rôle politique plus assumé, donc soumis à un contrôle démocratique, et est en charge de transmettre à la société les informations clés sur un panel de solutions techniques, afin que les citoyen·nes puissent prendre des décisions en toute connaissance de cause.
Cependant pour effectuer ces transformations, un frein majeur existe : aujourd'hui, les ingénieur·es sont, très largement, employé·es au sein d'entreprises. Iels sont donc aussi pris dans une structure et une hiérarchie propre à ce monde. Le changement ne peut donc pas uniquement venir du groupe social des ingénieur·es seul.
Quelle éthique et quelle(s) responsabilité(s) pour l'ingénieur⋅e ?
La question qui se pose alors, est celle de l'existence d'une éthique spécifique au métier d'ingénieur·e, autrement dit l'existence d'un socle de valeurs et de pratiques, une "boîte à outil" pour faire face aux situations qui se posent dans le métier d'ingénieur·e. La définition de l'éthique que nous conserverons est «la recherche déterminée, personnelle et collective, de la vie bonne, aujourd'hui et demain, dans des institutions justes, au service du lien social et écologique» [11].
Actuellement, l'éthique de l'ingénieur·e est principalement restreinte à l'éthique dite "préventive", c'est à dire le fait d'éviter les catastrophes industrielles, les situations de harcèlement au travail, les accidents du travail,...etc. Cette partie de l'éthique du métier d'ingénieur·e reste importante mais n'est pas suffisante, il est également nécessaire d'aborder la question de l'éthique dite "aspirationnelle", autrement dit, de savoir ce que l'on veut promouvoir par le travail d'ingénieur·e, vers quoi l'on veut s'orienter par un développement technique,... et pas seulement savoir ce que l'on cherche à éviter [12].
L'éthique de l'ingénieur·e navigue entre deux écueils, d'un côté le fait de considérer que l'ingénieur·e n'est responsable de rien, car son travail s'insère dans des domaines économiques, politiques et techniques sur lesquels iel n'a pas une influence suffisante, et de l'autre côté le fait de considérer l'ingénieur·e comme responsable de toutes les dérives environnementales et technologiques. Il est important de délimiter ces responsabilités, et cela à trois niveaux : individuel, professionnel et sociétal. [13]
Au niveau individuel, d'une part la dépendance hiérarchique, d'autre part la dépendance au capital et enfin le modèle de la division du travail qui dilue les responsabilités personnelles, sont autant de facteurs qui diminuent la marge de manœuvre des ingénieur·es. Cette approche individuelle du métier d'ingénieur·e consiste à déresponsabiliser l’ingénieur·e en considérant que les décisions reviennent à sa hiérarchie. Or, c’est oublier que parmi les ingénieur·es, tous·tes n’ont pas le même niveau de responsabilité : il y a les technicien·nes d'un côté et les cadres de l'autre. Ces dernier·ères ont de réelles marges de manœuvre décisionnelles que ce soit en termes de management ou de choix techniques.
De plus, l'ingénieur·e est individuellement responsable à au moins trois moments de sa carrière. D’abord, quand iel choisit son secteur d’activité et l’entreprise pour laquelle travailler. Ensuite, lorsqu’iel accepte ou refuse les projets qui lui sont proposés, voire même démissionne si ceux-ci ne coïncident pas avec ses convictions personnelles. Un exemple auquel se référer peut-être l'initiative du collectif «Vous n'êtes pas seuls» [14], qui a pour but d’accompagner des salarié·es souffrant d’une fracture entre leur travail et leurs valeurs. Enfin, iel est responsable dans la manière de conduire ses projets et des propositions de changements qu’iel peut apporter. Cela présuppose cependant une connaissance des «techniques alternatives» qui ne sont pas toujours enseignées en école. Un des exemples pris dans l'ouvrage [13] est celui de l'influence de l'ingénieur·e industriel·le sur le cahier des charges des produits qu'iel est chargé·e de respecter.
Au niveau professionnel, c'est-à-dire considérant les ingénieur·es en tant que corporation, on constate un déficit d'organisation professionnelle du métier d'ingénieur·e, à l'inverse des professions de médecin ou d'avocat·e. Contrairement à d'autres pays, en France les ingénieur·es sont très peu accompagné·es face à ces enjeux. On trouve notamment aux Etats-Unis des associations professionnelles d'ingénieurs en fonction de leurs secteurs d'activité. Par exemple l'association des ingénieurs électriciens «Electrical engineer association», qui proposent des chartes éthiques que tou⋅te praticien⋅ne doit signer. Si l'on ne peut pas être légalement radié de l'ordre des ingénieur·es de la même façon que l'on peut être rayé de l'ordre des médecins ou des avocat·es (car il ne s'agit pas d'un décret de loi), cette charte déontologique possède une force symbolique dans la profession au point d'être un document incontournable qui sera discuté au cours de la formation et pris en main par les praticien⋅nes. En France l'IESF (Ingénieurs et Scientifiques de France) est très peu connue des ingénieur·es. Bien que cette institution ait créé une charte d'éthique de l'ingénieur·e à l'image de celles des associations américaines, celle-ci reste elle aussi encore méconnue, et ne possède donc pas cette force symbolique nécessaire pour parler de code déontologique. [15]
Au niveau sociétal, les ingénieur·es sont invisibles dans les sphères économiques, politiques et dans l'opinion publique. En effet, contrairement à d'autres pays comme l'Allemagne ou la Chine, en France les ingénieur·es sont très peu représentés dans les instances nationales de la République, et cela malgré la prise de conscience des impacts à long terme des développements techniques sur la société. On peut expliquer cela entre autres par le manque de politisation des étudiant·es ingénieur·es.
Le Manifeste pour une formation citoyenne des ingénieur⋅es, porté par le comité FormIC [16], s'appuie sur l'idée que dans notre société, nous avons tendance à privilégier la responsabilité individuelle à la responsabilité collective. Nous pensons que la formation d'ingénieur·e doit amener à être capables de penser l'action collective, là où l'on est actuellement incité·es à penser à des superpositions d'actions individuelles. Mais alors, comment fait-on pour être responsables collectivement malgré la division du travail ? [17]. Une première piste de réflexion peut-être l'engagement syndical, ou du moins l'action collective (avec des collègues par exemple), qui permet de peser sur les processus décisionnels et sur la hiérarchie. Les syndicalistes sont protégé·es par le code du travail. Une deuxième piste peut-être de choisir de se tourner vers d'autres formes d'entreprises et d'organisation du travail, comme les sociétés coopératives qui fonctionnent selon le principe 1 personne = 1 voix et dans lesquelles les salarié·es y prennent des décisions collectivement.
Conclusion
Au travers de différentes dimensions, cet article a permis de retracer notre approche de l’ingénierie et de la technique. En posant des constats forts sur la non-neutralité de la technique et son assujettissement au modèle économique dominant, mais également en proposant de différencier le titre d’ingénieur du statut de cadre, d’intégrer de manière plus importante les sciences humaines et sociales dans la formation ou encore en invitant à questionner les fondements de l’éthique de l’ingénieur·e, une ingénierie nouvelle commence à apparaître.
Mais de tous ces éléments ressort un nouveau questionnement : comment ces changements peuvent intervenir sans modification radicale de la vision de la technique ?
Aujourd’hui, l’approche majoritaire des questions techniques se retrouvent face à son incapacité à répondre aux enjeux qui se présentent à elle. Ceux-ci ne peuvent alors être solutionnés que par une évolution profonde du rapport à la technique, évolution qui réside dans l’intelligence collective et l’implication des citoyen⋅nes sur ces questions. Pour cela, un rapport démocratique à la technique et l’émergence d’une véritable « culture technique » sont indispensables.
Lorsque l’on parle de culture technique, il est possible de la définir comme un « ensemble de savoirs et de savoir-faire émanant de réflexion et de pratiques qui concernent les systèmes techniques, envisagés dans leur mise en œuvre sociale [18]."
Mais pour faire advenir cette forme de culture, il est essentiel de passer par de nombreuses étapes, notamment repenser l’esthétique de l’ingénierie, à l’image des travaux de Gilbert Simondon. Par la critique de l’approche classique de la technique qui ne concevait la technique que par son usage, Gilbert Simondon construit la technique comme un élément social qui, au-delà de son aspect utilitaire, est également défini par la sensibilité de l’Humain, son regard et son jugement et ce dès sa conception. Encore aujourd’hui, il est frappant de voir comment des ouvrages d’ingénierie sont évalués à l’aune de leur utilité, mais également de leur beauté. Par exemple, la tour Eiffel, au-delà de la prouesse technique lors de sa réalisation est désormais ancrée dans l’imaginaire et est jugée aujourd’hui pour son esthétique, ou encore les questions se posant sur l’impact de l’implantation d’éoliennes sur les paysages indiquent bien que nous questionnons d’autres impacts de la technique que sa simple utilité. En prenant en compte l’aspect sensible des réalisations perçues comme techniques, il devient possible de repenser les actions menées en tant qu’ingénieur⋅e : s'il est possible voire souhaitable de prendre en compte les impacts esthétiques, cela montre qu’un changement de posture peut amener à la prise en compte d’autres impacts tels que ceux sociaux et environnementaux.
Face au désenchantement de la nature par la technique, il apparaît essentiel de réhabiliter un imaginaire de la technique différent, plus sensible, plus inclusif, rendant les ingénieur·es capables d’appréhender les conséquences sociales et environnementales de leurs actions et permettant à la société dans son ensemble d’intégrer la technique comme une pièce à part entière de son fonctionnement et faire advenir à la fois une culture et une démocratie technique.
Bibliographie
[1] Winner L. (1986), La Baleine et le Réacteur, trad. Michel Puech, Éditions Charles Léopold Mayer,2002, p. 22-23
[2] C'est ce constat qui a poussé deux enseignants-chercheurs, Sébastien Travadel et Franck Guarnieri a écrire "Petit philosophie de l'ingénieur", publié aux Presses Universitaires de France (PUF) et que nous citons pour la définition de l'ingénieur·e et de l'ingénieurie. "L'ingénierie ainsi définie, précisent-ils, s'étend bien au-delà de la délivrance d'un diplôme. Les écoles d'ingénieurs n'en ont pas l'exclusivité ; tout au plus ont-elles le privilège de sélectionner pour les former certains individus jugés plus aptes à l'exercice de cette pensée." (p.13)
[3] Kranzberg M. (1986). Technology & Culture, p. 545
[3] Roby, C. (2014). Place et fonction des SHS dans les Écoles d’ingénieurs en France : État des lieux, enjeux et perspectives épistémiques.
[4] Pestre, D. (2014). Le gouvernement des technosciences. La Découverte.
[5] Chiapello, È., & Boltanski, L. (2011). Le nouvel esprit du capitalisme (GALLIMARD edition). GALLIMARD.
[9] Qui n’a pas eu droit, dans le discours du président à l’entrée en classes préparatoires ou en école d’ingénieur, à cette petite phrase : « vous êtes l’élite de la France » ?
[10] Voir notamment le phénomène des bulles de filtres (Sur Youtube ou twitter par exemple, c’est le fait de voir avant tout des contenus avec lesquels on est en accord politiquement ou idéologiquement). Ce phénomène n'est pas créé intentionnellement par les plateformes. C'est une conséquence de la conception de différents algorithmes qui fait en sorte de nous garder le plus longtemps possible sur l'application. Et il se trouve que nous montrer des vidéos de personnes ayant les mêmes opinions nous, nous fais rester plus longtemps (c'est le biais de confirmation, commun à tous les cerveaux). Le phénomène des bulles de filtres est donc une responsabilité des plateformes et des ingénieur·es qui y travaillent, parce qu'un algorithme se développe selon des objectifs fixés par des êtres humains, notamment des ingénieur·es.
[11] Renouard, C. (2015). Ethique et entreprise. Editions de l’Atelier.
[12] ISF Former l'ingénieur·e citoyen·ne (2020).
RESIC 2020. Du rôle de l'ingénieur·e à sa formation : quelle(s) éthique(s) pour nos métiers ? Intervention de Fanny Verrax, 57'38" [Vidéo]. Youtube.
https://www.youtube.com/watch?v=srOPdjNmf-U
[15] Didier, C. (2008). Les ingénieurs et l’éthique : Pour un regard sociologique. Lavoisier : Hermès science publications.