Création d'un ordre des ingénieurs : Une question à débattre !

La fédération des ingénieurs et scientifiques de France (IESF) veut instaurer un ordre des ingénieurs, avec notamment comme argument la possibilité de garantir un diplôme et une pratique de qualité, entre autre en jugeant un ingénieur pour ses « fautes », et ainsi « protéger la société ». Le comité "Former l'Ingénieur Citoyen" d'Ingénieurs sans frontières et son conseil d'administration se positionnent !
Ordre des Ingénieurs
Julien Lagarde

Ingénieurs sans frontières souhaite se positionner sur la création d'un ordre des ingénieurs proposée par Ingénieurs et scientifiques de France, afin d'échanger sur les réflexions menées par la fédération dans le cadre du projet Former l'Ingénieur Citoyen 2 (FormIC). En effet, IESF veut lancer la création d'un ordre des ingénieurs, avec notamment comme argument la possibilité de garantir un diplôme et une pratique de qualité, entre autre en jugeant un ingénieur pour ses « fautes », et ainsi « protéger la société ».

 

Notre Postionnement

La fédération d'Ingénieurs Sans Frontières perçoit le principe d'un ordre des ingénieurs comme opposé à la finalité de son projet associatif. Ce positionnement s'appuie sur les 5 points suivants, qui s'inscrivent dans un débat plus large sur l'ingénieur et sa formation, qui est actuellement mené au sein de l'association par le comité FormIC :

1) La société est libre de définir l’intérêt général
Il nous semble que la « Charte d’éthique de l’ingénieur » établie par IESF, ou même le « jugement des pairs par les pairs » qu'imposerait la logique d'un ordre, impliquent tacitement l'idée que les ingénieurs seraient aptes à définir l'intérêt général sans se référer à autrui. La question est pour nous de savoir comment mettre la technique, notamment via les actions des ingénieurs, au service de l'Homme, et donc cette mise en perspective des actions de l'ingénieur avec l'intérêt général est bien sûr essentielle. Cependant, cela doit se faire en s'intégrant dans un débat de société et non en laissant la profession décider seule des directions à prendre.

2) De la faute individuelle à la responsabilité collective
La protection du public vis-à-vis de fautes techniques est l'une des principales raisons avancées pour justifier la création d'un ordre des ingénieurs par IESF. Or depuis plusieurs années, la fédération mène avec intérêt des réflexions sur la notion de responsabilité sociale de l'ingénieur et du cadre, comme dans le cadre de l'IRESCA(1). Ce débat sur la responsabilité dépasse la question de la « faute technique » d'un individu évoquée par IESF, d'autant plus dans une profession qui n'est pas libérale et dans laquelle la responsabilité est partagée : une faute ne peut pas s'extraire totalement du contexte social dans lequel elle s'inscrit. Tout d'abord du cursus de cet individu ingénieur, où la question de sa responsabilité face aux enjeux sociaux et environnementaux contemporains reste bien souvent une affaire personnelle, non intégrée dans sa formation. D'autre part la question de la responsabilité individuelle va pour nous de pair avec celle de la responsabilité collective. En effet un ingénieur, comme n'importe quel cadre, exerce son métier dans une structure (entreprise privée, collectivités, bureau d'étude, etc.), qui ne saurait considérer sa responsabilité sociale et environnementale comme la somme des responsabilités individuelles. Ainsi, la question de la responsabilité d'une organisation nécessite-elle de mettre en place des procédures, des espaces de dialogues, des processus de décisions prenant en compte les parties prenantes, etc.

3) La protection du public passe par la démocratisation des choix techniques
De plus cette protection ne semble être envisagée que face à la possibilité d'erreurs techniques (défauts de conception, failles de sécurités etc.). Cette vision de la protection du public est de notre point de vue étroite, et ne prend pas en compte les questions de l'usage de la technique et du choix de la technique mise en œuvre. En effet, une réelle prise en compte du public passerait, avant de le protéger des possibles mésusages des techniques communément utilisées, par la possibilité de débat sur les choix techniques. Ainsi cela permettrait-il à la société de se protéger des techniques dont elle ne souhaite pas le développement et l'application. Faire d'un éventuel ordre des ingénieurs un garant de la protection de la société ne permet pas la mise en place d'un débat sur les questions techniques, sinon les confine définitivement, et s'expose donc au risque de réaction corporatiste au service d'un système techniciste : d'un coté ceux qui peuvent, « ont le droit » de participer à la technique, de l'autre ceux qui la subissent, au nom du progrès. Il s'agit au contraire d'y opposer un mode de fonctionnement qui laisserait la place à plus de démocratie dans la technique, avec une avancée des citoyens dans un monde aujourd'hui réservé aux professionnels.

4) La réglementation de l'exercice du métier et les cursus associés
Il semble également difficile de donner une définition des cursus pouvant aboutir à l'exercice du métier d'ingénieur, et donc de réglementer cette profession. En effet si la CTI(2) peut définir ce qu'elle attend des formations d'ingénieurs, et cela demande là encore un débat plus large que celui mené uniquement par les pairs, il n'en demeure pas moins qu'une fois dans le monde du travail, une fonction donnée peut souvent être exercée par divers profils, dont des profils universitaires non habilités par la CTI. Cette diversité participe selon nous de la richesse des points de vue, et nous ne voulons pas que la création d'un ordre des ingénieurs soit accompagnée de la promotion systématique des cursus d'écoles d'ingénieurs au sein des métiers considérés comme techniques, en dépit des formations universitaires et des validations par acquis d'expérience. Finalement, il apparaît difficile, voire impossible, de caractériser un ordre des ingénieurs, sans arriver à une définition partagée de ce qu'est un ingénieur aujourd'hui.

5) Quelle(s) voix pour les ingénieurs ?
Pour IESF, il serait essentiel de faire valoir la voix des ingénieurs « aux plus hauts niveaux de décision »(3), notamment parlementaires, et cette initiative d'un ordre des ingénieurs servirait cet objectif. Mais la question qui se pose est : de quelle voix parle-t-on ? Une voix politique ? Une expertise ? S'il s'agit de faire appel à l'intelligence technique des ingénieurs, en tant qu'experts sur tel ou tel sujet, pourquoi siéger dans des instances de décision ? Ne suffit-il pas d'être consultés ? Si c'est d'une voix politique s'exprimant sur un projet de société, quelle serait la légitimité d'un ordre qui n'est pas destiné à exprimer de telles idées ? Pour nous les questions qui se posent concernant « la voix des ingénieurs » passent par la question du rapport entre la technique et la société, et dépassent la simple question de la visibilité du corps des ingénieurs. Si en effet il parait sain que les ingénieurs prennent part aux débats de société, l'idée d'un ordre des ingénieurs intervenant en tant qu'acteur politique et portant un projet de société particulier paraît peu pertinente. Il semble préférable que les ingénieurs, avec la diversité d'opinions qui est la leur, participent aux débats publiques en tant que citoyens ou travailleurs comme les autres.


1. Initiative pour la responsabilité des cadres
2. CTI : Commission des Titres d'Ingénieurs
3. Interview de Julien Roitman, président du conseil national d'ingénieurs et scientifiques de France pour le blog des cadres du BT

1 septembre 2013
Judith Pigneur
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