Agir pour le vital et le vivant
Ces mots sont ceux d’Émilie Abed et Hayate Bibaoui, respectivement psychologue et assistante sociale travaillant auprès de personnes exilées. Dans un article publié par la revue Mémoires1, elles montrent comment les politiques et les pratiques d’accueil des personnes exilées en France conduisent à un assujettissement au système administratif et à une privation de leur pouvoir d’agir. Autrement dit, même quand elles ont accès au minimum vital (un toit, de l’eau, de la nourriture saine, une assistance maladie etc.) – ce qui est loin d’être le cas de tout le monde alors que ce sont des droits fondamentaux – nos pratiques d’accueil font que les personnes sont maintenues dans un statut les empêchant d’évoluer personnellement et de participer à la vie de la société. Ce constat posé, on peut distinguer deux « familles » d’actions de solidarité qui ne peuvent aller l’une sans l’autre et dont on ne doit oublier le sens politique.
Permettre l’accès au vital
C’est l’action humanitaire. C’est ce que l’on fait lorsque l’on maraude, lorsque l’on participe à des actions d’aide alimentaire, lorsque l’on porte des premiers secours mais aussi lorsque l’on permet à des personnes exilées de trouver un toit etc. Ce sont des actions dont on ne peut nier la nécessité lorsque l’on fait face à des situations critiques comme aux frontières à Briançon, à Calais etc. mais aussi à Paris et dans toutes les villes où des personnes, des familles, des enfants sont contraint·es de vivre et de dormir dehors.
On le constate à Briançon, ce type d’action présente l’avantage de rassembler toutes les personnes pour qui ces situations sont insupportables, d’oublier quelques temps les divergences politiques et de s’organiser pour limiter les catastrophes. Cet avantage est également la limite de ce type d’actions. Sans prise de recul, sans analyse de pratiques, on oublie vite leur sens politique, les causes du problèmes et le schéma de dominations qu’elles embarquent. On devient l’aidant et on en tire une reconnaissance sociale, alors cela ne nous pose plus trop de problème qu’il y ait des personnes à aider parce qu’elles n’ont pas les bons papiers. C’est à ce moment là que la solidarité peut devenir raciste2.
L’action humanitaire doit être à visée temporaire. On répond à une urgence, dans laquelle des personnes ont besoin d’aide pour répondre à leurs besoins vitaux, mais l’objectif doit toujours être de faire sortir ces personnes de la situation de dépendance.
Rendre le pouvoir d’habiter
Là où « être accueilli » est un statut passif, « habiter » est une posture active et émancipatrice. Cette proposition suit celle de la politologue Fatima Ouassak3. Pouvoir s’ancrer, prendre racine, avoir des activités sociales, développer des activités économiques, retrouver une estime de soi, pouvoir soi aussi donner etc. Habiter c’est pouvoir tisser des liens et en prendre soin, c’est ce que rend très compliqué le parcours d’intégration, de demande d’asile ou de titre de séjour en France qui maintient les personnes dans une situation d’insécurité pendant plusieurs mois ou années.
En ce sens, toute action permettant aux personnes de sortir de cette insécurité, de tisser des liens, de reprendre des activités, de s’exprimer, de participer à la vie publique, de transmettre et valoriser leurs savoirs, est une pierre sur le chemin leur permettant de se sentir vivantes et ainsi de réellement vivre à nouveau.
Il n’y a pas de justification qui ne soit pas raciste dans le fait de considérer une personne inapte à s’auto-déterminer et à participer à la vie de la société au prétexte qu’elle n’a pas les bons papiers. Pourtant une personne « sans-papier » transporte la frontière dans ses valises. Nulle part elle n’est chez elle. Permettre « d’ habiter » c’est considérer que la personne est chez elle tout autant que nous, que son expérience du quotidien vaut tout autant que la nôtre et lui permettre de ne plus avoir besoin de nous. Ainsi on lutte contre les constructions racistes encore intrinsèques à notre société, notre culture. On s’attaque aux causes du problème.
1 « Être exilé en France : la fin du choix », Mémoires, 2023/2 (N° 86), p. 12-13
2 Ou classiste, misogyne etc. en fonction des cas.
3 « Pour une écologie pirate », Fatima Ouassak, 2022, Edition la Découverte.