Accords de libre-échanges transatlantiques : L’élevage français en question ?
Alors que les négociations pour un nouvel accord à l’OMC battent de l’aile, les discussions bilatérales constituent un rebondissement néolibéral appréciable pour développer les échanges commerciaux. Les accords de libres échanges orchestrés par l’UE ont été initiés l’année dernière avec le Canada et les Etats-Unis.
ceci c'est ne pas une pipe, c'est une vache
Luigi9555
A terme, l’accord UE-Canada prévoit l’ouverture de contingents, c’est-à-dire des volumes de marchandises échangés à droits de douane nuls ou réduits, sur la viande canadienne bovine et porcine. L’accord de principe avec notre partenaire canadien a été signé le 18 octobre 2013… pour un contenu on ne peut plus flou. Même la filière viande française, qui a tenu sa conférence de presse sur le sujet mardi n’a pas été en mesure de savoir ce qui se trame lors des négociations, dont une session est en cours cette semaine à Washington. Entre remise en question des processus démocratiques autour de ces accords et la déstructuration à venir des filières lésées par ceux-ci en Europe, les enjeux sont colossaux.
Des produits agricoles sensibles et pourtant variables d’ajustement des échanges commerciaux
Les accords de libre-échange engagés en bilatéral permettent à deux partenaires identifiés d’encadrer et faciliter les échanges commerciaux entre eux. Les négociations ont lieu sur un « pack » de produits, où le jeu est d’exploiter au maximum les bénéfices commerciaux octroyés par chaque production sur le marché dit des ‘commodités’, produits identifiables et interchangeables, afin que l’addition finale soit la plus avantageuse possible pour les participants. Bien sûr, le résultat dépend des qualités des négociateurs de chacune des parties ; l’absence de règles - exceptées celles du libre-échange – n’empêche pas qu’un des partenaires soit lésé….
Les produits inclus dans l’accord sont aussi variés que les productions agroalimentaires ou les brevets pharmaceutiques. Ainsi, alors que des brevets pharmaceutiques français pourraient fructifier auprès des industries canadiennes, les viandes bovines d’outre atlantique déferleront sur le marché européen grâce à l’ouverture de contingents à droits de douanes nuls. La viande bovine est jugée produit « sensible », c’est-à-dire pour lequel on considère que les libres échanges commerciaux peuvent mettre en péril les économies nationales ; ces produits gardent leurs droits de douane. Et pourtant, face au gain escompté les brevets médicaux, la viande devient une basique monnaie d’échange, variable d’ajustement de cet accord bilatéral.
C’est tout de même 65 000 tonnes de viande bovine, selon Interbev(1) qui afflueraient du Canada dans nos supermarchés et restaurants collectifs. Bien que ceci ne représente que 7% du marché interne européen en viande bovine, le secteur de marché qui concernerait ces viandes serait le bœuf « haut de gamme », donc de parties arrières issues des animaux du cheptel allaitant, comme l’aloyau, représentant alors 750 000T actuellement. A titre de comparaison, l’ensemble des viandes échangées à terme avec les partenaires USA, Mercosur et Canada représenteraient entre 300 et 600 000 T(2).
Les viandes européennes et d’outre atlantiques seront alors concurrentes sur le marché communautaire… mais avec des coûts de production très différents. L’exemple de l’exploitation avec une activité de naissage (animal élevé de la naissance jusqu’à ce qu’il mange de l’herbe – de 0 à 8 mois) est évocateur : les élevages naisseurs français à l’herbe devront subir un surcoût de 29% par rapport aux élevages homologues américains, du fait principalement du coût de la main d’œuvre, de l’équipement, des frais vétérinaires et des bâtiments. Imaginez ce qu’il en est pour les feed lots, structures d’élevage d’engraissement massif, dont les coûts sont réduits notamment grâce aux économies d’échelles… En effet, en Amérique du Nord, l’encadrement législatif autour de l’environnement et du bien-être animal sont peu importants voire absents. De plus, l’utilisation d’hormones réduisant de deux mois le temps l’engraissement des bovins est autorisée ce qui n’est pas le cas en Europe. Au final, les élevages français endurent en comparaison 71% de surcoût de production! Le fait est que les critères environnementaux et de bien-être animal, qui font la réputation des filières françaises, sont écartés des discussions établissant les règles des échanges bilatéraux à venir : « les négociateurs américains se disent froissés quand sont évoqué les sujets d’environnement et de bientraitance animale ! Or, ces critères ainsi que les normes et les systèmes de contrôle constituent des choix pour l’avenir de nos filières agroalimentaires» analyse Jean-Pierre Fleury, président de la Fédération Nationale Bovine.
Qu’y perdrait-on, avec ce bœuf canadien dans nos assiettes
Les filières d’élevage français entretiennent 13 millions d’hectares de prairies et de parcours soit 20% du territoire national et des paysages associés(3). Vecteur de liens sociaux et d’activités touristiques, elles constituent des atouts de structurations de l’économie locale important sur l’ensemble des régions. Les savoir-faire des éleveurs sont reconnus au niveau international, ainsi que les races à viande françaises. Et pourtant, les éleveurs allaitants français font partie des agriculteurs les moins bien rémunérés : environ 20 000€/an contre 60 000€/an pour un céréalier. Pour s’essayer à proposer une meilleure traçabilité de la viande, les filières viandes ont élaborées un étiquetage « Viandes de France », caractérisant les produits de l’élevage issus d’animaux nés, élevés, abattus et dont la transformation est effectuée en France. Bien que la viande soit sujette à de nombreuses critiques, notons que 88% des consommateurs de viande sont sensibles aux critères de traçabilité, de protection de l’environnement et de bientraitance animale(4) . Bien que les hormones de croissance ne soient pas identifiées comme un facteur à risque lors de la consommation de viande(5), c’est l’ensemble de ces impacts qu’il est nécessaire de prendre en compte lorsque seront déstructurées les filières locales d’élevage par manque de compétitivité face aux élevages américains….
Un processus « démocratique » opaque
Mais en fait, qui est en charge de l’avancée des négociations ? La commission européenne a constitué un groupe de travail mené par Karel de Gucht, commissaire européen du commerce. Or, les professionnels de la filière viande déplorent le manque de transparence autour de ces négociations. De l’autre côté de l’océan, l’arbitrage se fait autrement : aux Etats-Unis, la commission déléguée aux négociations présente régulièrement son rapport au congrès américain qui a le droit de réorienter les positions des négociateurs. Mais en Europe, les discussions sont menées actuellement à Bruxelles pour définir le processus de ratification « démocratique » relatif à cet accord UE-Canada alors que les négociations seront déjà ficelées sans la moindre tierce intervention! En effet, le mandat ferme de négociations octroyé à cette commission par les institutions européennes lui donne carte blanche. Quant au Canada, la ratification de l’accord devrait faire cas de jurisprudence, mais le processus est assez similaire à l’UE. Quelle capacité pour ces accords économiques internationaux à favoriser des échanges de réelle coopération ? Ne vaudrait-il pas mieux favoriser d’autres accords, basés sur la juste réciprocité des échanges par l’équilibre de la balance des paiements, comme ce fut proposé par la Charte de la Havane ? Cette charte, rédigée au sortir de la seconde guerre mondiale, proposait la création d’une Organisation Internationale du Commerce afin de permettre des échanges économiques équitables notamment par l’équilibre de la balance des paiements. Elle a été ratifiée en 1948 par l’ensemble des gouvernements des nations unies alors présents…Exceptés les USA, qui l’ont rejeté en proposant la version néolibérale actuellement en vigueur : l’OMC. Ah mais on allait oublier : n’y aurait-il pas des élections pour la « démocratie » européenne en cette fin de semaine ?.
(1)Interprofession Bétail et Viande
(2)http://www.interbev.fr/
(3)http://www.maison-charolais.com/doc/
(4)Sondage OpinionWay, avril 2014
(5)http://ici.radio-canada.ca
Des produits agricoles sensibles et pourtant variables d’ajustement des échanges commerciaux
Les accords de libre-échange engagés en bilatéral permettent à deux partenaires identifiés d’encadrer et faciliter les échanges commerciaux entre eux. Les négociations ont lieu sur un « pack » de produits, où le jeu est d’exploiter au maximum les bénéfices commerciaux octroyés par chaque production sur le marché dit des ‘commodités’, produits identifiables et interchangeables, afin que l’addition finale soit la plus avantageuse possible pour les participants. Bien sûr, le résultat dépend des qualités des négociateurs de chacune des parties ; l’absence de règles - exceptées celles du libre-échange – n’empêche pas qu’un des partenaires soit lésé….
Les produits inclus dans l’accord sont aussi variés que les productions agroalimentaires ou les brevets pharmaceutiques. Ainsi, alors que des brevets pharmaceutiques français pourraient fructifier auprès des industries canadiennes, les viandes bovines d’outre atlantique déferleront sur le marché européen grâce à l’ouverture de contingents à droits de douanes nuls. La viande bovine est jugée produit « sensible », c’est-à-dire pour lequel on considère que les libres échanges commerciaux peuvent mettre en péril les économies nationales ; ces produits gardent leurs droits de douane. Et pourtant, face au gain escompté les brevets médicaux, la viande devient une basique monnaie d’échange, variable d’ajustement de cet accord bilatéral.
C’est tout de même 65 000 tonnes de viande bovine, selon Interbev(1) qui afflueraient du Canada dans nos supermarchés et restaurants collectifs. Bien que ceci ne représente que 7% du marché interne européen en viande bovine, le secteur de marché qui concernerait ces viandes serait le bœuf « haut de gamme », donc de parties arrières issues des animaux du cheptel allaitant, comme l’aloyau, représentant alors 750 000T actuellement. A titre de comparaison, l’ensemble des viandes échangées à terme avec les partenaires USA, Mercosur et Canada représenteraient entre 300 et 600 000 T(2).
Les viandes européennes et d’outre atlantiques seront alors concurrentes sur le marché communautaire… mais avec des coûts de production très différents. L’exemple de l’exploitation avec une activité de naissage (animal élevé de la naissance jusqu’à ce qu’il mange de l’herbe – de 0 à 8 mois) est évocateur : les élevages naisseurs français à l’herbe devront subir un surcoût de 29% par rapport aux élevages homologues américains, du fait principalement du coût de la main d’œuvre, de l’équipement, des frais vétérinaires et des bâtiments. Imaginez ce qu’il en est pour les feed lots, structures d’élevage d’engraissement massif, dont les coûts sont réduits notamment grâce aux économies d’échelles… En effet, en Amérique du Nord, l’encadrement législatif autour de l’environnement et du bien-être animal sont peu importants voire absents. De plus, l’utilisation d’hormones réduisant de deux mois le temps l’engraissement des bovins est autorisée ce qui n’est pas le cas en Europe. Au final, les élevages français endurent en comparaison 71% de surcoût de production! Le fait est que les critères environnementaux et de bien-être animal, qui font la réputation des filières françaises, sont écartés des discussions établissant les règles des échanges bilatéraux à venir : « les négociateurs américains se disent froissés quand sont évoqué les sujets d’environnement et de bientraitance animale ! Or, ces critères ainsi que les normes et les systèmes de contrôle constituent des choix pour l’avenir de nos filières agroalimentaires» analyse Jean-Pierre Fleury, président de la Fédération Nationale Bovine.
Qu’y perdrait-on, avec ce bœuf canadien dans nos assiettes
Les filières d’élevage français entretiennent 13 millions d’hectares de prairies et de parcours soit 20% du territoire national et des paysages associés(3). Vecteur de liens sociaux et d’activités touristiques, elles constituent des atouts de structurations de l’économie locale important sur l’ensemble des régions. Les savoir-faire des éleveurs sont reconnus au niveau international, ainsi que les races à viande françaises. Et pourtant, les éleveurs allaitants français font partie des agriculteurs les moins bien rémunérés : environ 20 000€/an contre 60 000€/an pour un céréalier. Pour s’essayer à proposer une meilleure traçabilité de la viande, les filières viandes ont élaborées un étiquetage « Viandes de France », caractérisant les produits de l’élevage issus d’animaux nés, élevés, abattus et dont la transformation est effectuée en France. Bien que la viande soit sujette à de nombreuses critiques, notons que 88% des consommateurs de viande sont sensibles aux critères de traçabilité, de protection de l’environnement et de bientraitance animale(4) . Bien que les hormones de croissance ne soient pas identifiées comme un facteur à risque lors de la consommation de viande(5), c’est l’ensemble de ces impacts qu’il est nécessaire de prendre en compte lorsque seront déstructurées les filières locales d’élevage par manque de compétitivité face aux élevages américains….
Un processus « démocratique » opaque
Mais en fait, qui est en charge de l’avancée des négociations ? La commission européenne a constitué un groupe de travail mené par Karel de Gucht, commissaire européen du commerce. Or, les professionnels de la filière viande déplorent le manque de transparence autour de ces négociations. De l’autre côté de l’océan, l’arbitrage se fait autrement : aux Etats-Unis, la commission déléguée aux négociations présente régulièrement son rapport au congrès américain qui a le droit de réorienter les positions des négociateurs. Mais en Europe, les discussions sont menées actuellement à Bruxelles pour définir le processus de ratification « démocratique » relatif à cet accord UE-Canada alors que les négociations seront déjà ficelées sans la moindre tierce intervention! En effet, le mandat ferme de négociations octroyé à cette commission par les institutions européennes lui donne carte blanche. Quant au Canada, la ratification de l’accord devrait faire cas de jurisprudence, mais le processus est assez similaire à l’UE. Quelle capacité pour ces accords économiques internationaux à favoriser des échanges de réelle coopération ? Ne vaudrait-il pas mieux favoriser d’autres accords, basés sur la juste réciprocité des échanges par l’équilibre de la balance des paiements, comme ce fut proposé par la Charte de la Havane ? Cette charte, rédigée au sortir de la seconde guerre mondiale, proposait la création d’une Organisation Internationale du Commerce afin de permettre des échanges économiques équitables notamment par l’équilibre de la balance des paiements. Elle a été ratifiée en 1948 par l’ensemble des gouvernements des nations unies alors présents…Exceptés les USA, qui l’ont rejeté en proposant la version néolibérale actuellement en vigueur : l’OMC. Ah mais on allait oublier : n’y aurait-il pas des élections pour la « démocratie » européenne en cette fin de semaine ?.
(1)Interprofession Bétail et Viande
(2)http://www.interbev.fr/
(3)http://www.maison-charolais.com/doc/
(4)Sondage OpinionWay, avril 2014
(5)http://ici.radio-canada.ca
23 mai 2014
Auréline Doreau, ISF Développement Agricole et Agroalimentaire.
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