La charte
Charte d'Ingénieurs sans frontières adoptée par l'Assemblée Générale de décembre 2021
Nous, membres d'Ingénieurs sans frontières, mettons en place des actions de solidarité et d'éducation populaire pour une technique au service d'un monde plus juste, dans une démarche de déconstruction des dominations et des interdépendances génératrices d'inégalités.
La déconstruction du rôle des ingénieur⋅es dans un monde de dominations
Nous constatons que la société est structurée par de nombreux rapports de domination, c'est-à-dire des rapports inégalitaires que certaines organisations sociales créent et maintiennent, consciemment ou non, au bénéfice d'un groupe particulier et au détriment d'autres. Tous ces systèmes dans lesquels un groupe est injustement privilégié, comme par exemple le capitalisme, l'impérialisme, le patriarcat ou le racisme, produisent des inégalités et des violences sociales et économiques. Ces dominations ne sont pas innées mais résultent de processus sociaux et politiques. Elles sont injustes, peuvent disparaître et doivent donc être combattues.
Nous considérons que les ingénieur⋅es, en tant que groupe, participent aujourd'hui au maintien de certains systèmes de domination, en raison de leur place dans la société et des spécificités de leurs pratiques professionnelles. Si le concept d'ingénieur·e peut englober un statut, un diplôme ou le recours à un ensemble de pratiques, ces dernier⋅ères ont généralement une responsabilité dans l'organisation des processus de production et de transformation de leur environnement. Cette transformation se fait, en général, au service de la consolidation du pouvoir des dominant⋅es, et ce sont donc elles·eux qui confèrent cette responsabilité aux ingénieur⋅es. La place de l'ingénieur·e et de la technique dans la société sont le fruit de rapports de force, c'est à dire la confrontation entre des intérêts et des visions du monde divergentes et souvent incompatibles, qui avantagent aujourd'hui les dominant⋅es. Ces systèmes de domination ont pour conséquences la perte de souveraineté des populations, ainsi que la hiérarchisation dans le travail des tâches intellectuelles sur les tâches manuelles, privant ainsi les autres travailleur⋅ses de souveraineté sur leur outil de travail. Ils s'expriment aussi par l'exploitation des systèmes non-humains et sont à l'origine des dérèglements climatiques, de l'épuisement des ressources et de la destruction d'espèces, d'écosystèmes et de paysages.
La reconnaissance sociale sous forme de rémunération ou de prestige associé au métier d'ingénieur·e, mais aussi la formation, construisent progressivement l'adhésion, consciente ou non, des ingénieur·es à ce système de dominations. En effet, au cours des formations en ingénierie, l'enseignement des sciences et techniques est généralement abordé sous le prisme des intérêts des dominant·es, comme la rentabilité du capital ou la poursuite d'intérêts impérialistes. Ceci impose à tort une vision unique, dépolitisée et prétendument neutre des sciences et techniques. De plus, les processus de sélection et de reproduction sociale, ainsi qu'une vie étudiante centrée sur l'école, façonnent une vision méritocratique, élitiste et corporatiste du métier d'ingénieur·e, qui rendent difficile toute remise en cause.
Fort·es de ce constat, nous œuvrons à ce que l'utilisation de la technique dans la société, pour les dominant·es et via les ingénieurs·es, soit remise en question.
Une fédération défendant une élaboration démocratique de la technique au service d'un monde plus juste
L'organisation sociale actuelle donne à la technique une place incontestable, l'exclut des espaces de débat public, et masque les impacts sociaux, politiques et environnementaux des choix techniques.
La technique n’est pas neutre idéologiquement. Il nous faut révéler le sens politique du rôle de l'ingénieur⋅e, pour que les étudiant⋅es et les professionnel⋅les se conçoivent comme facilitateur⋅rices de la technique au service de l'émancipation de la société, et non en faveur des dominant⋅es. À terme, la technique doit être co-construite, partagée et appropriable par tous·tes, au service du bien commun et de la justice sociale et environnementale. La transformation des formations d'ingénieur·es est un point essentiel pour atteindre ce but. Il faut les ouvrir aux questions sociales, politiques et éthiques qui sont fondamentales pour comprendre la société dans laquelle nous vivons, et être en capacité de la changer. Cela implique également de ne plus penser les études d'ingénieur·es comme un secteur à part de l'enseignement supérieur et de transformer la gouvernance des formations. En se libérant de la vision productiviste de la technique imposée par les dominant·es, il deviendra alors possible de prendre pleinement en compte les intérêts de tous·tes, et de dépasser les finalités de croissance et de progrès technique sans lien avec l'épanouissement des populations.
Dans une volonté de participer à cette mutation de la société et de la place de l’ingénieur·e en son sein, nous, citoyen·nes, étudiant·es et ingénieur·es, nous sommes regroupé·es bénévolement sous la forme d’une fédération d’associations. Nos actions s'inscrivent principalement dans la formation des étudiant·es et jeunes professionnel·les. En effet, nous considérons primordial de proposer des outils permettant de développer un esprit critique et la prise de recul nécessaire face aux apprentissages académiques et à l'arrivée dans le monde professionnel. À travers les réflexions que nous encourageons et les activités que nous menons, en France et en lien avec l'international, nous souhaitons créer un espace d'échange et de formation, d’expérimentation et d’apprentissage par la pratique, ainsi qu'un espace de transformation sociale.
Par notre mobilisation en faveur d’une société plus juste, et nos méthodes et outils, nous nous définissons comme une association de solidarités locales et internationales et d'éducation populaire.
Une pratique réflexive, démocratique et collective au service des solidarités
Afin d'incarner les transformations auxquelles nous aspirons pour la société, notre action se veut réflexive, démocratique et collective.
Réflexive, dans une prise de recul permanente sur nos actes et discours, en interrogeant l'effet de nos milieux et parcours sur ceux-ci. Nous questionnons le rôle d'expert·e et entretenons une approche critique de nos actions. Dans une perspective interculturelle, nous nions toute hiérarchie entre cultures des peuples et des nations, ou entre cultures techniques et profanes. Nous favorisons la réappropriation de la technique par tous·tes, grâce aux outils de l'éducation populaire, l'apprentissage par la pratique et la recherche d'interdisciplinarité.
Démocratique, car notre fédération, comme la société, est traversée par des opinions divergentes. Nous devons donc favoriser l'intelligence collective et la participation de tous·tes. Cela implique un fonctionnement et des modes de gouvernance inclusifs, qui garantissent que la parole de chacun·e soit exprimée et écoutée avec une égale considération, quelles que soient son identité, ses facultés ou son expertise, en vue d'arriver à un arbitrage.
Collective, par notre structure fédérative d'associations et de membres adhérant aux valeurs de cette charte et agissant de manière autonome, complémentaire et solidaire sur des problématiques communes. Collective également, car si nous cherchons à mettre fin aux inégalités liées aux milieux de l'ingénierie, nous nous inscrivons dans la lutte contre toutes les dominations. Il s'agit alors de rompre avec le corporatisme de nos milieux et de tisser des alliances avec d'autres représentant·es de la société civile pour soutenir leurs luttes et leur ouvrir les nôtres. Nous agissons donc avec un réseau de partenaires dont chaque membre apporte ses compétences spécifiques. Collective, enfin, puisque nous cherchons à laisser leur place aux publics concernés pour s'exprimer et revendiquer leurs droits, en venant apporter nos forces associatives en soutien à leurs luttes. Nous sommes ainsi déterminé⋅es à appuyer et à prendre part à la convergence des luttes pour une société émancipée de toute domination.
Nous, membres d'Ingénieurs sans frontières, œuvrons ainsi à la construction d'une société solidaire, dans laquelle l'ingénieur·e participe à une réappropriation collective et démocratique de la technique, en comprenant ses enjeux sociaux, environnementaux et politiques.