Nouveaux modes de gestion en France: l’heure de se jeter à l’eau
Après des années d’immobilisme, l’actualité à propos de la gestion de l’eau s’accélère. En décembre, une proposition de loi a été déposée à l’Assemblée pour la création d’un nouveau statut de société dédiée à l’eau, ce qui risque d’entraîner de nouvelles transformations du marché français de l’eau potable. Ingénieurs sans frontières a rencontré Guillem Canevas, chercheur à l’UMR Geau. Explications.
Flickr - chad - cc
Le système de délégation actuel de gestion de l’eau, majoritairement confié à trois grandes multinationales françaises, est de plus en plus remis en question. La distribution d’eau potable française, stable depuis 25 ans, représente annuellement 6 milliards de mètres-cubes.
Un colloque inédit réunissant la fondation France Libertés, la fédération des Distributeurs d’Eau Indépendants (FDEI) et Arpège, la fédération des Entreprises Publiques Locales, a été organisé le 12 mars dernier pour une « régulation des services d’eau ». La voix d’Anne Le Strat, adjointe au maire de Paris, s’y est notamment fait entendre pour rappeler le choix de la capitale de revenir à un système de gestion par régie.
ISF - Qu’elle est l’organisation actuelle du service de l’eau à Paris ? Autrement dit, qu’est-ce qui va être remunicipalisé ?
Guillem Canevas : Actuellement, l’entreprise « Eau de Paris » s’occupe de la production de l’eau potable, jusqu’à la mise en réservoir, en contrat de concession par la ville de Paris. Ensuite la distribution en rive Gauche est assurée par la Lyonnaise des Eaux (Suez), en rive droite par la Générale des eaux (Veolia). C’est cette distribution qui va être remunicipalisée. La chance de Paris est que cette ville peut s’appuyer sur « Eau de Paris » pour servir de base à la remunicipalisation : c’est déjà un organisme à capitaux publics en charge de la gestion de l’eau, il pourra y avoir des transferts de compétences. Mais la gestion de la clientèle est une chose inconnue, qu’il faudra mettre en place. Actuellement « Eau de Paris » est une société d’économie mixte, qui va devenir un EPIC (Etablissement Public à caractère Industriel et Commercial) à l’occasion du transfert. Elle deviendra une régie « personnalisée », dotée de la personne morale, et non pas seulement de l’indépendance financière. Normalement, elle reprendra du personnel de la Lyonnaise et de la Générale des eaux, car le Code du travail prévoit des transitions de poste assouplies dans ce type de transfert de gestion. Mais restent des incertitudes sur ce que le personnel souhaitera faire : rester dans leur entreprise ou bien rejoindre « Eau de Paris » ? Il y aura sans nul doute besoin de recourir à la sous-traitance au début.
ISF - La remunicipalisation aboutira-t-elle ? Qu’est-ce qui pourrait l’empêcher, en est-elle à un point de non-retour ou peut-il encore y avoir des surprises ?
G.C. - Il serait difficile d’annuler le processus, car il est pleinement engagé. Cela a été voté définitivement fin 2008, au Conseil de Paris. C’est la perspective de la fin du contrat de délégation qui a entrainé la réflexion puis la décision. Il ne s’agit donc pas d’un passage en régie par anticipation de fin de contrat. Une telle procédure eut été longue, six mois incompressibles pour un petit réseau, à tripler au moins pour Paris. La remunicipalisation faisait partie des objectifs annoncés par Bertrand Delanoë lors de la dernière campagne électorale.
ISF - Quelles sont les échéances importantes du processus ?
G.C - Avril prochain : “Eau de Paris” passe du statut de société d’économie mixte (droit privé, capitaux publics en majorité) à celui d’EPIC (droit public). Fin décembre 2009 : transfert de la distribution à « Eau de Paris ».
ISF - Serait-ce un coup dur pour Suez et Veolia (d’un point de vue commercial, financier, d’image…) et quelle est leur attitude par rapport à cela ?
G.C. - En termes d’activité, l’impact sera plus faible que ce que l’on pourrait penser. La gestion de Paris était partagée entre les deux entreprises. Seule la distribution leur était laissée : il s’agissait d’un affermage, donc il n’y a pas eu d’investissement sur les infrastructures. Beaucoup de branchements sont collectifs, l'activité de facturation est réduite.
En termes d’image cela est différent : il s’agit de Paris, c’est une référence. Maintenant, on ne sait pas encore comment la transition va se passer, et donc quelle impression sera laissée. On a clairement fait comprendre aux entreprises privées qu’elles devraient coopérer. Personne n’a intérêt à la crise, mais les incertitudes sont là : il faudra transférer des données (plans de réseaux, listes d’abonnés), des contrats (sous-traitants), du personnel. Les entreprises laisseront-elles du temps à « Eau de Paris », en leur livrant les infos assez tôt, pour lui permettre d’anticiper ? Il y eut des exemples en France de transitions qui se sont mal passées : fichiers non mis à jour, etc… du coup la régie s’est retrouvée en difficulté, ce qui permettait à l’opérateur de dire qu’il faisait mieux.
ISF - En quoi le cas de Paris est-il particulier ?
G.C - Plus spécifiquement, il se trouve que l’assainissement de Paris est géré en régie simple et il y a des symbioses entre les deux services : le réseau d’AEP est visitable par le réseau d’égouts, donc le personnel d’assainissement signale les fuites au personnel d’AEP. La remunicipalisation aura sans doute tendance à renforcer ces symbioses. La taille de la délégation en fait aussi un exemple qui fera date. De surcroît, habituellement, les remunicipalisations concernent des communes qui rejoignent une communauté d’agglomération où règne une régie. Donc il s’agit d’étendre le service, pas de reprendre une activité de zéro comme ici. On citera notamment le cas de Castres, où la collectivité a tout repris d’un seul coup.
ISF - Y a-t-il une tendance à la remunicipalisation ?
G.C - Difficile à dire, il y en a peu même si on en parle beaucoup, et elles sont liées pour partie à des extensions de la compétence de communautés d’agglomération comme dit plus haut. Il y a peu de passages en régie purs et durs à recenser. Mais il y a beaucoup de contrats signés avant 1980 qui arrivent à échéance en 2010-2015. A l’époque la loi était différente, les concessions pouvaient être longues et inclure des droits d’entrée, dont les municipalités ont largement profité. Un nouveau type de cas de remunicipalisation va donc pouvoir émerger. L’exemple de Paris pourrait faire boule de neige. Mais les municipalités oseront-elles se lancer dans ce processus ? La volonté politique sera-t-elle assez forte ? Cela représente quand même beaucoup de complications.
ISF - Remunicipaliser l’approvisionnement en eau de plusieurs millions d’habitants, c’est facile techniquement ? N’y a-t-il pas des risques pour que la transition se passe mal ?
G.C - Il n’y a pas de gros risques techniques, la distribution n’étant pas la partie la plus critique d’un réseau d’AEP. Mais le transfert de personnel sera difficile à prévoir. Quel comportement les employés vont-ils adopter ? La visibilité reste très floue pour les cadres, en général plus mobiles. Il y aura donc une phase un peu difficile, pendant laquelle les ressources humaines ne correspondront peut-être pas aux besoins. Mais « Eau de Paris » rassemble déjà aujourd’hui 800 personnes, et la ville de Paris dispose d’un vivier parmi son propre personnel (services d’assainissement). Temporairement, il y a donc de quoi amortir avant de mettre en place un recrutement. Ce type de considération est souvent peu anticipée dans les transitions de contrat.
Enfin, ce qui risque de poser le plus de problèmes c’est que toute la gestion de l’eau va se retrouver soumise d’un seul coup au code des marchés publics. Donc nouveaux modes d’achats, nouvelle comptabilité, nouveaux salaires… Tout cela ne coule pas de source !.
Un colloque inédit réunissant la fondation France Libertés, la fédération des Distributeurs d’Eau Indépendants (FDEI) et Arpège, la fédération des Entreprises Publiques Locales, a été organisé le 12 mars dernier pour une « régulation des services d’eau ». La voix d’Anne Le Strat, adjointe au maire de Paris, s’y est notamment fait entendre pour rappeler le choix de la capitale de revenir à un système de gestion par régie.
ISF - Qu’elle est l’organisation actuelle du service de l’eau à Paris ? Autrement dit, qu’est-ce qui va être remunicipalisé ?
Guillem Canevas : Actuellement, l’entreprise « Eau de Paris » s’occupe de la production de l’eau potable, jusqu’à la mise en réservoir, en contrat de concession par la ville de Paris. Ensuite la distribution en rive Gauche est assurée par la Lyonnaise des Eaux (Suez), en rive droite par la Générale des eaux (Veolia). C’est cette distribution qui va être remunicipalisée. La chance de Paris est que cette ville peut s’appuyer sur « Eau de Paris » pour servir de base à la remunicipalisation : c’est déjà un organisme à capitaux publics en charge de la gestion de l’eau, il pourra y avoir des transferts de compétences. Mais la gestion de la clientèle est une chose inconnue, qu’il faudra mettre en place. Actuellement « Eau de Paris » est une société d’économie mixte, qui va devenir un EPIC (Etablissement Public à caractère Industriel et Commercial) à l’occasion du transfert. Elle deviendra une régie « personnalisée », dotée de la personne morale, et non pas seulement de l’indépendance financière. Normalement, elle reprendra du personnel de la Lyonnaise et de la Générale des eaux, car le Code du travail prévoit des transitions de poste assouplies dans ce type de transfert de gestion. Mais restent des incertitudes sur ce que le personnel souhaitera faire : rester dans leur entreprise ou bien rejoindre « Eau de Paris » ? Il y aura sans nul doute besoin de recourir à la sous-traitance au début.
ISF - La remunicipalisation aboutira-t-elle ? Qu’est-ce qui pourrait l’empêcher, en est-elle à un point de non-retour ou peut-il encore y avoir des surprises ?
G.C. - Il serait difficile d’annuler le processus, car il est pleinement engagé. Cela a été voté définitivement fin 2008, au Conseil de Paris. C’est la perspective de la fin du contrat de délégation qui a entrainé la réflexion puis la décision. Il ne s’agit donc pas d’un passage en régie par anticipation de fin de contrat. Une telle procédure eut été longue, six mois incompressibles pour un petit réseau, à tripler au moins pour Paris. La remunicipalisation faisait partie des objectifs annoncés par Bertrand Delanoë lors de la dernière campagne électorale.
ISF - Quelles sont les échéances importantes du processus ?
G.C - Avril prochain : “Eau de Paris” passe du statut de société d’économie mixte (droit privé, capitaux publics en majorité) à celui d’EPIC (droit public). Fin décembre 2009 : transfert de la distribution à « Eau de Paris ».
ISF - Serait-ce un coup dur pour Suez et Veolia (d’un point de vue commercial, financier, d’image…) et quelle est leur attitude par rapport à cela ?
G.C. - En termes d’activité, l’impact sera plus faible que ce que l’on pourrait penser. La gestion de Paris était partagée entre les deux entreprises. Seule la distribution leur était laissée : il s’agissait d’un affermage, donc il n’y a pas eu d’investissement sur les infrastructures. Beaucoup de branchements sont collectifs, l'activité de facturation est réduite.
En termes d’image cela est différent : il s’agit de Paris, c’est une référence. Maintenant, on ne sait pas encore comment la transition va se passer, et donc quelle impression sera laissée. On a clairement fait comprendre aux entreprises privées qu’elles devraient coopérer. Personne n’a intérêt à la crise, mais les incertitudes sont là : il faudra transférer des données (plans de réseaux, listes d’abonnés), des contrats (sous-traitants), du personnel. Les entreprises laisseront-elles du temps à « Eau de Paris », en leur livrant les infos assez tôt, pour lui permettre d’anticiper ? Il y eut des exemples en France de transitions qui se sont mal passées : fichiers non mis à jour, etc… du coup la régie s’est retrouvée en difficulté, ce qui permettait à l’opérateur de dire qu’il faisait mieux.
ISF - En quoi le cas de Paris est-il particulier ?
G.C - Plus spécifiquement, il se trouve que l’assainissement de Paris est géré en régie simple et il y a des symbioses entre les deux services : le réseau d’AEP est visitable par le réseau d’égouts, donc le personnel d’assainissement signale les fuites au personnel d’AEP. La remunicipalisation aura sans doute tendance à renforcer ces symbioses. La taille de la délégation en fait aussi un exemple qui fera date. De surcroît, habituellement, les remunicipalisations concernent des communes qui rejoignent une communauté d’agglomération où règne une régie. Donc il s’agit d’étendre le service, pas de reprendre une activité de zéro comme ici. On citera notamment le cas de Castres, où la collectivité a tout repris d’un seul coup.
ISF - Y a-t-il une tendance à la remunicipalisation ?
G.C - Difficile à dire, il y en a peu même si on en parle beaucoup, et elles sont liées pour partie à des extensions de la compétence de communautés d’agglomération comme dit plus haut. Il y a peu de passages en régie purs et durs à recenser. Mais il y a beaucoup de contrats signés avant 1980 qui arrivent à échéance en 2010-2015. A l’époque la loi était différente, les concessions pouvaient être longues et inclure des droits d’entrée, dont les municipalités ont largement profité. Un nouveau type de cas de remunicipalisation va donc pouvoir émerger. L’exemple de Paris pourrait faire boule de neige. Mais les municipalités oseront-elles se lancer dans ce processus ? La volonté politique sera-t-elle assez forte ? Cela représente quand même beaucoup de complications.
ISF - Remunicipaliser l’approvisionnement en eau de plusieurs millions d’habitants, c’est facile techniquement ? N’y a-t-il pas des risques pour que la transition se passe mal ?
G.C - Il n’y a pas de gros risques techniques, la distribution n’étant pas la partie la plus critique d’un réseau d’AEP. Mais le transfert de personnel sera difficile à prévoir. Quel comportement les employés vont-ils adopter ? La visibilité reste très floue pour les cadres, en général plus mobiles. Il y aura donc une phase un peu difficile, pendant laquelle les ressources humaines ne correspondront peut-être pas aux besoins. Mais « Eau de Paris » rassemble déjà aujourd’hui 800 personnes, et la ville de Paris dispose d’un vivier parmi son propre personnel (services d’assainissement). Temporairement, il y a donc de quoi amortir avant de mettre en place un recrutement. Ce type de considération est souvent peu anticipée dans les transitions de contrat.
Enfin, ce qui risque de poser le plus de problèmes c’est que toute la gestion de l’eau va se retrouver soumise d’un seul coup au code des marchés publics. Donc nouveaux modes d’achats, nouvelle comptabilité, nouveaux salaires… Tout cela ne coule pas de source !.
19 avril 2011
propos recueillis par l'équipe eau d'ISF
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