Histoire

Ingénieurs sans frontières : de l’ingénierie humanitaire à l’ingénieur citoyen

 

Créée en 1982, Ingénieurs sans frontières (ISF) est la première initiative de solidarité internationale provenant des milieux ingénieurs en France. Elle est aussi la plus ancienne des organisations non-gouvernementales portant ce nom ou sa traduction anglaise « Engineers Without Borders » (EWB).

En retraçant ses 27 ans d’existence, on constate de profonds changements dans les valeurs et les actions portées par ses membres. Certaines périodes sont riches en débats, notamment autour des questions du sens du développement et du rôle de la technologie dans la société. Ces débats ont forgé avec le temps une approche originale de l’ingénierie, propre à ISF, centrée sur des préoccupations relatives à la responsabilité sociale de l’ingénieur. Une approche que reflète l’expression « ingénieur citoyen ».

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Dans la constellation des 45 «EWB» existantes, ISF se distingue de par certaines de ses caractéristiques. En premier lieu, elle est la plus ancienne de ces organisations : c’est de fait sa création en 1982 qui a suscité l’émergence d’une vague d’autres organisations du même nom en Europe (Espagne, Italie, Belgique), puis plus tard autour du monde. En second lieu, la majorité de ses membres et administrateurs sont bénévoles. Le personnel employé est en très petit nombre : une équipe composée de deux à cinq personnes est en charge des tâches administratives, de représentation ou d’animation à la coordination nationale à Paris. En troisième lieu, malgré les efforts en cours pour capter davantage d’adhésions des milieux professionnels, les ingénieurs actifs et retraités ne comptent que pour 20% des membres. Ainsi, ISF est une initiative conduite essentiellement par des étudiants et reposant sur un travail collectif bénévole. Une dernière particularité d’ISF est son champ d’action actuel. Alors que pendant bien des années, sa vocation était dans les projets d’aide au développement à l’étranger, le but de l’organisation s’est petit à petit orienté vers les actions d’éducation au développement et vers le militantisme.

Pour saisir ces changements, l’histoire d’ISF est présentée ici en distinguant trois principales périodes: 1982-1989, 1990-1999 et 2000-2009.

 

1982-1989: D’un humanitaire amateur à une ingénierie de l’aide au développement

 

Les débuts

La naissance d’ISF a lieu dans les locaux de l’Ecole Nationale des Ponts et Chaussées, près de Paris. Tout commence avec l’initiative conjointe d’un professeur et de deux étudiants, en réponse à une proposition de l’une des plus grandes organisations non-gouvernementales de l’époque : « Action Internationale Contre la Faim ». On sollicite leur aide sous forme d’assistance technique dans un projet d’adduction d’eau en Ethiopie. Les deux fondateurs veulent d’abord intégrer une structure existante comparable à la bien connue « Médecins Sans Frontières », mais pour ingénieurs. Comme ils ne trouvent pas de structure adéquate, ils décident de la créer, avec l’idée de procurer de l’assistance technique aux organisations non-gouvernementales. Ainsi, plutôt que de conduire simplement au recrutement d’un nombre d’étudiants ingénieurs pour un projet d’aide humanitaire, la demande d’Action Internationale Contre la Faim se révèle comme une occasion de créer une nouvelle association.

En adéquation avec le « mouvement sans-frontiériste », modèle le plus en vogue de ce temps dans la coopération internationale, ils optent pour le nom « Ingénieurs sans frontières ». Les premiers statuts, publiés en janvier 1982, formalisent la création d’une simple association d’étudiants ingénieurs de l’Ecole Nationale des Ponts et Chaussées. Un an plus tard, la première charte d’ISF contenant les principes d’action fondateurs est rendue publique. Dans ce document, les objectifs d’ISF sont présentés comme suit :

 

    But d'ISF:

    Servir d'appui technique : aux projets de développement des populations les plus démunies des Pays en développement et sensibiliser les ingénieurs aux problèmes des ces pays.

 

 La rapide diffusion de l’initiative et la prise de conscience de certaines limites

Très vite, l’initiative est suivie par plusieurs groupes d’étudiants dans d’autres écoles d’ingénieurs. En 1987, ISF comprend déjà 18 groupes, compte 1500 membres, et a mené 59 missions, principalement dans des pays d’Afrique. La croissance soudaine des forces actives et l’intensification des missions poussent rapidement vers la refonte de la structure institutionnelle, via l’élaboration de nouveaux statuts. Alors que les premiers statuts définissent ISF comme une association unique, les seconds, datant de 1986, créent une large fédération de groupes locaux, eux-mêmes constitués comme associations. La révision des statuts en réponse à ces développements dénote un certain niveau de réactivité face aux changements internes et externes. Mais au-delà de ces simples problèmes d’organisation, les membres commencent à identifier un autre point critique : leur propre « manque de professionnalisme ». Les premières missions révèlent que les activités de l’organisation non-gouvernementale sont menées par des volontaires amateurs peu expérimentés. La prise de conscience de ces limites par les membres d’ISF les pousse à mettre en place un jeu d’outils spécifiques pour aller au-delà d’une simple logique empirique « essais-erreurs ». A partir de 1985, on systématise des mécanismes d’évaluation (évaluation des projets, comptes-rendus et debriefings de missions), on organise la formation obligatoire des volontaires, et on développe des missions de reconnaissance vers les régions cibles. Depuis la première charte, il est établi que chaque projet approuvé doit se faire en collaboration avec un partenaire local du pays visé ; mais à partir de 1987, cela devient incontournable.

La charte stipule la possibilité de participer à des projets d’urgence :

   ISF intervient sur :

                         - des projets d'urgence

                         - des projets de développement

 

Entre conformisme et originalité

La formalisation et la systématisation de ces pratiques sont souvent perçues comme une première indication de la « professionnalisation » d’ISF. Selon d’anciens membres, cette période correspond à une meilleure reconnaissance d’ISF dans les milieux de la coopération internationale, et à une confiance accrue dans ses compétences et son expertise en assistance technique pour projets humanitaires. L’accord conclu en 1989 avec deux réseaux d’ONG dans l’aide au développement témoigne d’un certain niveau de reconnaissance, mais aussi de la conformité avec les valeurs mises en avant dans la coopération internationale (Comité Français Contre la Faim – CFCF et Centre de Recherche et d'Informations pour le Développement – CRID). Un autre signe de conformisme est la proclamation d’un « apolitisme » qui est une attitude idéologique humanitaire emblématique des années 1980-1990 :

 

Cela dit, ces tendances n’ont pas empêché l’émergence d’un discours autonome au sein d’ISF. Certains de ses principes fondamentaux se démarquaient des normes dominantes de champ de la coopération internationale, comme par exemple l’utilisation des « technologies appropriées », ou la nécessité de collaborer avec les partenaires locaux depuis le tout début des projets :

 

 

En outre, le contenu du magazine « Ingénieurs Sans Frontières » et des documents internes de cette époque révèlent une critique croissante des idées de l’humanitarisme. Comme bien d’autres ONG de l’époque, ISF n’était pas exempte de conflits internes concernant son positionnement entre « aide humanitaire » et « aide au développement ». Mais la précocité de cette prise de distance par rapport au courant humanitaire peut être interprétée comme un autre trait distinctif d’ISF.

Ainsi, dans cette première période, ISF évolue du stade de la petite association d’étudiants ingénieurs amateurs en humanitarisme vers une grande ONG pilotée par une équipe de coordination nationale de plus en plus « compétente ». Un premier aspect notable de cette époque est la brièveté des missions (effectuées généralement pendant les vacances d’été). Cet engagement à court terme correspond à la vision qui prévaut à l’époque dans ISF : une expérience temporaire supposée susciter chez les volontaires une ouverture sur l’autre, une « aventure sociologique » avant l’entrée dans une carrière d’ingénieur plus classique. Un autre aspect central concerne le rapport à la technique chez ISF. Le magazine « Ingénieurs sans frontières », qui contient de nombreux dessins techniques et des rapports de missions, reflète en général une attitude complaisante envers l’intervention technique. La charte le dit également :

 

 

Ainsi, le champ d’action d’ISF à cette époque n’est pas censé inclure systématiquement les aspects non-techniques. Le discours d’ISF s’autonomise, mais reste indécis quant à son positionnement entre intervention purement technique et prise en compte des facteurs socio-économiques, et entre urgence et développement.

 

1990-1999: La poursuite de la « professionnalisation » et l’émergence de tensions internes

 

Salarisation et recherche d’une professionalité

L’année 1990 marque une étape importante de l’histoire d’ISF : le recrutement de son premier salarié. Des débats ardents précèdent cette décision : certains s’opposent à l’arrivée d’employés dans une structure qui selon eux doit être conduite par des étudiants volontaires, d’autres préconisent la nécessaire « professionnalisation » de l’ONG via le recrutement de permanents pour faire face à la volatilité de ses membres. L’éditorial de janvier 1990 du magazine d’ISF n°13 rend compte de ces débats en soulignant le dilemme entre volontariat et professionnalisme :

 

Editorial, page 3, magazine ISF n°13, Janvier 1990

 

Il est finalement décidé d’embaucher un « ancien » d’ISF, sur la base d’un plein temps, comme délégué général chargé des tâches centrales de la coordination nationale. Le recrutement de ce premier employé déclenche une vague de salarisation à ISF : dans les deux années suivantes, deux salariés à plein temps sont recrutés.

D’autres évolutions importantes sur la période sont le développement de nouveaux partenariats avec des ONG reconnues, la rédaction d’une nouvelle charte et l’élaboration d’outils stratégiques en vue d’assurer l’efficacité des missions. Parmi ces derniers, le plus important est sans doute le « guide projets », un document exhaustif dédié au montage de tout projet. Son contenu formalise les principes, la méthodologie et les outils qu’ISF a accumulés sur ses dix premières années d’existence. 

En plus de cela, des week-ends de formation obligatoires sont organisés pour les responsables de projets avant toute mission à l’étranger. Ces efforts de professionnalisation du début des années 1990 semblent répondre à l’évolution du contexte : baisse des financements publics, « marchandisation » de la coopération internationale, compétition croissante entre ONGs et exigence accrue des bailleurs concernant la qualité et la traçabilité des projets.

 

Un choix crucial en 1995

En 1995, l’élection du président de l’association conduit pour la première fois à une opposition forte entre deux listes de candidats. Davantage en accord avec la majorité des ONGs du moment, la première liste propose le « pari de la professionnalisation » (recrutement de nouveaux salariés et montage de projets plus longs et ambitieux). L’autre liste, plus prudente sur la professionnalisation, considère que la force étudiante reste la force vive de l’ONG. Ce type de conflit interne n’est pas exceptionnel à cette époque : bien des ONGs connaissent le dilemme entre professionnalisation et militantisme. Chez ISF, l’élection est remportée par la première liste et très vite, des propositions pour des projets plus importants partent en quête de financements. La période qui suit est ce qui est aujourd’hui perçu comme l’apogée du professionnalisme à ISF. Trois projets de long terme à gros budgets sont lancés, le nombre des employés augmente, et la gamme des bailleurs embrasse la Commission Européenne et des grands groupes industriels. Le magazine d’ISF devient une revue à l’allure plus « professionnelle », avec de grands dossiers rédigés le plus souvent par des experts et des chercheurs reconnus. Dernier point, et non des moindres, l’équipe de la coordination nationale « professionnalise » sa gestion : elle met en place une comptabilité analytique en 1997 et renforce les procédures des ressources humaines et du management. L’incorporation dans l’ONG d’attributs fonctionnels similaires à ceux d’entreprises n’est pas anodine : elle suit peu ou prou les grandes tendances de la coopération internationale.

Autre point intéressant, ISF joue (quoiqu’indirectement) un rôle de lieu de formation. En effet, il n’y a pas en France à ce moment-là d’institut spécialisé dans la formation aux carrières de l’humanitaire et du développement. Certains membres, désireux de s’engager professionnellement dans la coopération internationale, utilisent leur expérience à ISF comme tremplin pour leur carrière. De fait, aujourd’hui, la plupart des membres dirigeants de cette époque sont des professionnels de la coopération internationale ou de l’économie sociale et solidaire. ISF est donc largement en phase avec les tendances générales du monde des ONG : on y prend le même virage vers le recrutement de personnels et la formalisation des procédures d’organisation.

 

L’essor de l’éducation au développement

Pendant cette même période, les actions menées au Nord sous le nom d’éducation au développement s’élargissent considérablement. Même si la première charte ISF indique une forte propension à sensibiliser les acteurs des pays développés, cela est d’emblée relégué au second plan. Les premières actions de ce genre n’ont lieu qu’au milieu des années 1980 et les premières véritables actions d’éducation au développement remontent au milieu des années 1990. Un point de repère important est la création en 1992 de l’association « Max Havelaar France », représentante française du mouvement international de commerce équitable. Cet accent nouveau mis sur les actions au Nord apparait graduellement dans les articles du magazine ISF, particulièrement entre 1995 et 1999, alors même que les rapports et dessins techniques, tout comme l’expression « tiers monde » disparaissent. Sur la même période, on assiste à l’apparition d’articles de réflexion sur des thèmes plus globaux, par exemple « Immigration: regards sur l'intégration » (n° 36, 1997), « Des initiatives pour une économie solidaire » (n° 41, 1998) ou : « Drogues: production, trafic et consommation » (n ° 43, 1999).

Revue Ingénieurs Sans Frontières, n°36, juin 1997

 

 

Revue Ingénieurs Sans Frontières, n°41, Septembre 1998

 

 

Revue Ingénieurs Sans Frontières, n°43, Avril-Mai 1999

 

L’émergence de tensions au sein d’ISF

Alors que les activités d’éducation au développement prennent de l’importance, l’ONG devient le lieu de tensions récurrentes entre deux visions du rôle d’ISF dans la solidarité internationale. D’un côté, on souhaite davantage de campagnes de sensibilisation, d’engagement politique et de militantisme. De l’autre, on préfère un recentrage sur les missions traditionnelles d’aide au développement et le professionnalisme « technique ». D’autres tensions apparaissent entre l’équipe « professionnalisée » de la coordination nationale à Paris et les groupes d’étudiants bénévoles disséminés partout en France. Ces deux lignes de faille sont souvent perçues comme le principal facteur explicatif de la « crise » qui s’ensuivit au sein d’ISF. Là encore, notons qu’à ce moment la plupart des ONG lançaient une « quête de la professionnalisation » semblable et rencontrent la même série de problèmes. On peut à juste titre se demander si ces problèmes ne sont pas en fait les produits de la vague de « professionnalisation ». La troisième période de l’histoire d’ISF offre des éléments de réponse à cette question.

 

2000-2009 : Un mouvement social “d’ingénieurs citoyens” en prise avec des questions d’éthique

 

La « crise d’ISF »: une conséquence de la « professionnalisation » ?

Les tensions évoquées ci-dessus se manifestent en même temps qu’un certain nombre d’autres problèmes critiques. Tout d’abord, un important risque financier est provoqué par le retard d’un fonds de l’Union Européenne, et par des difficultés à obtenir d’autres parrainages. Les licenciements qui en résultent sont un moment difficile, et au début de l’an 2000, la coordination se réduit à un très petit noyau de volontaires. Tout ceci se rapporte à ce que les membres d’aujourd’hui appellent souvent « la crise d’ISF ».

De plus, le départ de personnel et d’anciens membres coïncide avec un changement générationnel dans les instances de l’ONG. Tout comme les membres arrivants, le président et le nouveau délégué général entrants en 2000 font preuve de conceptions et d’attitudes nouvelles. Ce duo décide de lancer un ambitieux programme afin d’identifier les problèmes latents de l’ONG. En 2001-2002, deux audits sont menés par des consultants, afin d’obtenir pour les membres d’ISF des points de vue externes. Le premier rapport relève comme problèmes structurels une « identité floue » due à la coexistence de valeurs contradictoires au sein de l’ONG, et un manque de motivation des groupes locaux, trop isolés de la coordination nationale :

 

 

  

2002: la renaissance d’ISF?

Très vite, l’équipe de coordination éprouve le besoin de mettre en chantier une nouvelle charte, qui serait plus proche des activités et des préoccupations des membres d’ISF. Pendant une année entière, durant laquelle l’essentiel des efforts de la coordination est consacré à cet exercice épineux, de nombreuses sessions de travail sur les valeurs d’ISF sont organisées, et débouchent sur des textes pour la nouvelle charte. Avec l’adoption en 2002 de la troisième charte, l’ONG prend une nouvelle direction dans son développement. Cette charte, qui rassemble les nombreuses réflexions accumulées depuis l’an 2000, témoigne de nouvelles attitudes envers le politique, la technologie et l’engagement social. Elle jette aussi une nouvelle lumière sur les questions éthiques, qui n’étaient pas prises autant en compte auparavant. ISF, non seulement consciente des aspects politiques de son action, passe à les reconnaître comme l’une des dimensions centrales de ses efforts :

 

 

De plus, la charte exhibe un discours clairement critique envers le « mythe » de la solution technique, la course à l’efficacité et au développement « tous azimuts ». Dès les premières lignes, il est proclamé que :

 

 

et plus loin :

 

 

Ces phrases et celles qui les suivent sont à l’évidence inspirées par les travaux du philosophe français Jacques Ellul et par des réflexions du courant de recherches des « Sciences and Technology Studies ».

Un autre aspect à souligner est l’apparition dans cette nouvelle charte de la notion de « développement durable », au sens que lui donna le Sommet de la Terre tenu à Rio de Janeiro en 1992 :

 

 

Ceci n’est probablement pas étranger au succès rapide de ce discours dans les milieux militants, dans la solidarité internationale et dans les médias. En revanche, la nouvelle charte fait peu référence aux missions d’aide au développement dans les pays en voie de développement. De fait, il a même été question d’abandonner l’aide au développement chez ISF, mais il fut décidé tout de même de poursuivre l’encadrement des projets initiés par les groupes locaux.

Peu après l’adoption de cette nouvelle charte, ISF rédige et dépose de nouveaux statuts, afin de résoudre les problèmes de prise de décision dans la structure, de réduire la distance entre le groupe de coordination et les groupes locaux, et de remédier au manque de participation de ces derniers aux conseils d’administration. La courte période 2000-2002 est donc un point d’inflexion pour l’ONG : la nouvelle charte et les nouveaux statuts symbolisent le crépuscule du projet de « professionnalisation » d’ISF, lancé en 1995. Ces documents réaffirment également le rôle central des étudiants dans l’ONG, et donnent une place plus prépondérante aux actions militantes.

 

La thématique de l’ingénieur citoyen

C’est dans cette période turbulente qu’apparait l’idée d’ « ingénieur citoyen ». Cette expression se réfère à ce que pourrait être un « ingénieur socialement responsable », un ingénieur qui serait conscient et soucieux des implications éthiques de son métier. Ce nouveau « slogan » s’articule aussi avec les réflexions sur la possible contribution des ingénieurs au développement durable et à la réduction des inégalités. Cette polysémie induit l’idée qu’il s’agit plus d’une « expression poil-à-gratter » circulant de bouche à oreille et suscitant la curiosité des membres d’ISF, qu’une idée bien formulée de ce que doit être un ingénieur responsable. Voici quelques questionnements typiques issus de discussions de cette époque :

 

Comme la thématique rencontre un certain succès parmi les membres, le séminaire national de 2000 est consacré à « L'ingénieur citoyen, acteur solidaire dans l’entreprise ? ». Extrait du dépliant présentant la liste des intervenants :

 

 

A l’issue des discussions des sessions, il apparait que la vision de l’engagement qui prévaut chez ISF s’est distanciée de celle des temps passés. D’un engagement limité dans la durée des études, il y a un glissement vers une vision plus « holiste », qui transcende le clivage entre études et carrière professionnelle. Quelques phrases entendues lors du séminaire ISF 2000 :

 

 

En 2001, une édition spéciale du magazine d’ISF est consacrée à l’ingénieur citoyen, et reprend certaines des réflexions abordées lors des journées nationales de 2000 :

Revue Ingénieurs sans frontières, n°49, 1er Trimestre 2001

 

Par la suite, l’« ingénieur citoyen » devient un programme transversal d’ISF pour lequel on recrute une chargée de mission, et plus tard un stagiaire. D’autres actions importantes complètent le tableau :

-> création en 2002 d’un nouveau groupe local à Paris consacré exclusivement aux réflexions sur la responsabilité sociale des ingénieurs en activité,

-> constitution d’un groupe de travail sur l’éthique au Forum Social Mondial de Porto Alegre

-> lancement en 2003 de l’« Initiative Internationale pour la Responsabilité des Cadres » (IRESCA), un manifeste co-signé par une série d’acteurs, dont ISF.

Le concept d’« Ingénieur Citoyen » matérialise ainsi l’importante évolution des idées qui s’opéra au sein d'ISF. Il condense également des questions éthiques en rapport avec la technologie et le rôle social de l’ingénieur qui figuraient rarement dans le champ des réflexions dans les années 1980 ou 1990.

 

La “carrière” d’ISF

En retraçant la trajectoire d’ISF depuis les origines, on constate une évolution dans l’envergure de ses actions, et ce, à deux niveaux. Concernant les modes d’intervention, on dénote une transition du technique au politique, et en termes géographiques, du « Sud » au « Nord ». Quant aux valeurs, elles ont graduellement délaissé les idéaux humanitaires pour se rapprocher d’une éthique des techniques (« engineering ethics » en anglais). Ces évolutions semblent suivre des tendances générales qui ont touché la plupart des sphères de la société dans les années 2000 : prise de conscience croissante des limites des idées de « développement » et de « progrès », succès du concept de développement durable et remise sur agenda des préoccupations éthiques dans les milieux professionnels.

On peut faire la même remarque concernant la « poursuite de la professionnalisation » à laquelle s’est livrée ISF dans les années 1990. Cette tendance était la norme dans la coopération internationale  à cette époque : de nouvelles contraintes (nommément : exigences de qualité, d’efficacité à court terme et de compétitivité) poussèrent les ONG à s’adapter rapidement. Cette adaptation, appelée « professionnalisation » dans le milieu, déboucha souvent sur plus de vulnérabilité, et tôt ou tard sur des crises internes, souvent identitaires. Ainsi, à bien des d’égards, la « carrière » d’ISF n’a fait que suivre les sentiers tracés par ce contexte changeant. La modernisation imposée par les bailleurs et un environnement de plus en plus compétitif expliquent en partie l’homogénéité des parcours de bien des ONG : il s’agit pour nombre d’entre elles d’une question de survie.

Cela dit, l’évolution d’ISF se distingue des tendances générales sur deux points particuliers. Le premier a trait aux spécificités « morphologiques » d’ISF : son fort taux de rotation des forces vives (principalement des étudiants ingénieurs) ainsi que son ancienneté. Ces deux aspects ont autant marqué l’histoire d’ISF que les effets structurants du champ de la solidarité internationale. Le second point fait référence aux événements qui suivirent la « crise » de l’an 2000, ce point d’inflexion au cours duquel les principes d’ISF ont pris une nouvelle tournure. Dans un monde d’ONG submergées par le flot de la « professionnalisation », le slogan « ingénieur citoyen » pourrait apparaître comme une marque distinctive d’ISF. Est-ce simplement une réaction à une « professionnalisation » qui alla trop loin, ou s’agit-il d’une véritable « renaissance » d’ISF ? Il est pour l’instant difficile de conclure sur ce point. Ce qui est plus certain, c’est qu’à l’aube de cette troisième décennie d’existence, ISF est la seule institution des milieux ingénieurs en France qui diffuse un discours dissident sur le rôle de la technologie dans la société et sur les valeurs traditionnelles de la profession d’ingénieur.

Les divers virages stratégiques d’ISF invitent à la réflexion sur l’avenir de l’ONG : va-t-elle abandonner les projets d’aide au développement dans les pays du Sud ? Les idées du développement durable vont-elles rester consensuelles chez ISF, alors qu’une partie de ses membres penchent pour la « décroissance » ? L’ONG infléchira-t-elle ses orientations dans les années à venir ?

Aussi incertaines qu’elles soient, les futures actions et réflexions d’ISF pourraient bien être un terrain fertile pour questionner le sens du développement technologique dans nos sociétés contemporaines. En cela, elles réactivent le vieux débat sur le « rôle social de l’ingénieur », qui remonte au 19ème siècle. La « pensée ISF » peut potentiellement faire émerger une nouvelle vague de réflexion critique au sein du groupe professionnel. Pourtant, nous l’avons dit : le concept d’« ingénieur citoyen » est une idée encore vague. Sera-t-elle assez fédératrice pour sortir du cercle d’ISF et assez critique pour être porteuse de réels changements dans les pratiques du métier d’ingénieur ?

 

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Pour en savoir plus…

Mémoire de Delphine Pupier sur ISF :

Pupier, D. (2001). Ingénieurs Sans Frontières: de la professionnalisation de la structure à la professionnalité des bénévoles. Mémoire de master, Institut d’Etudes Politiques de Grenoble, 144p.

Articles des magazines « Alteractif » ou « Ingénieurs sans frontières » :

Bourget, G. et Malleret, S. (2007).“ISF vue par son premier président”. Alteractif, N°64, 2, 2007, p.8.

“Zoom 25 ans d’ISF”. Alteractif, N°64, 1, 2007, pp. 3-5.

“L’ingénieur Citoyen ?” Ingénieurs Sans Frontières, N°49, 1, 2001.

Documents internes à ISF :

Foutoyet, S. (2000). Rapport sur le thème de l’ingénieur citoyen, groupe ISF Grenoble, 12 p.

Foutoyet, S. (2005). A la rencontre de l'ingénieur citoyen?, rapport du Bureau des Humanités, 30 p.

Foutoyet, S. (2005). Les petits soldats de l’ingénierie : L’ingénieur peut-il être citoyen ?, 28 p.

Expertises sur ISF :

Diagnostic Europact (2002), 7 p. et Collège Coopératif (2002).

Littérature scientifique sur les ONGs :

Le Naëlou, A. (2004). ONG : Les pièges de la professionnalisation. Revue Tiers Monde, XLV, 180.

Freyss, J. (2004). La solidarité internationale, une profession? Ambivalence et ambiguïtés de la professionnalisation, Revue Tiers Monde, XLV, 180.

Siméant, J. (2001). Urgence et développement, professionnalisation et militantisme dans l’humanitaire, Mots, 65, pp. 28-50.

Littérature scientifique sur l’histoire sociale de la technologie et des ingénieurs :

Ellul, J. (1977). Le système technicien, Ed. Calmann-Lévy, Paris.

Grelon, A. (1986). Les Ingénieurs de la Crise: Titre et Profession Entre les Deux Guerres. Paris: Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales.

Picon, A. (2007). French Engineers and Social Thought, 18-20th Centuries: An Archeology of Technocratic Ideals, History and Technology, 23:3, pp. 197-208.

Varia :

“Les Ingénieurs Sans Frontières répondent à l’appel du Tiers-Monde”, Les cahiers du CEFI, N°18, 1987, p.12.

Bousso, P. (2003). Ingénieurs Sans Frontières : du bénévolat au militantisme, Pour, Groupe de recherche pour l'éducation et la prospective, n°178, pp.15-16.