Techniques et coopération internationale pour un développement inclusif, un regard latino-américain.
Ingénieurs sans frontières (ISF) : Quels sont les aspects novateurs de votre approche sur le montage et la mise en place de technologies de développement inclusif ?
Paula Juarez : Il y a dix ans, notre équipe de chercheurs s’est décidée à modifier son agenda politique pour donner un tournant radical à ses pratiques scientifiques traditionnelles. Nous nous sommes centrés sur les technologies orientées à la résolution de problèmes sociaux et environnementaux, locaux et régionaux. En se basant sur les sciences sociales de l’ingénierie, nous voulons repenser les stratégies et politiques techniques se proposant de résoudre les problèmes concrets du pays. Ainsi, sous le nom de Technologies pour l’Inclusion Social (TIS), nous avons lancé de nouveaux débats pour repenser la relation technique/pauvreté et technique/développement. Deux visions opposées sur comment générer des dynamiques inclusives et pérennes. Alors que la première approche propose d’installer un point d’eau communautaire comme « la » solution au problème d’eau, la seconde pense une gestion communautaire de l’eau liée à un apport adapté aux nécessités de chaque famille. La première maintient le pauvre dans la pauvreté tandis que la seconde fortifie la communauté en offrant de nouvelles options de vie. L’une est paternaliste et assistentialiste, l’autre non. En pariant sur la revitalisation du débat sur comment penser la technique pour un développement inclusif, nous avons été amené à construire une nouvelle théorie que nous appelons Systèmes Technologiques Sociaux. Cette conception s’oppose aux théories techniques dominantes qui impulsent la coopération internationale et proposent généralement des « paquets technologiques » largement standardisés qui ne créent pas de développement parce qu’elles ne sont pas adaptées aux réalités locales. À l’inverse, nous proposons de construire des stratégies techniques avec et depuis les territoires. Actuellement, nous construisons des méthodologies et modèles de gestion pour y arriver, autour du projet de recherche-action « Droit à l’accès aux biens : de l’eau pour le développement », une initiative de développement rural inclusif. Il se centre sur la construction collective et communautaire de solutions aux problèmes locaux en rompant avec la logique « clé en main » et en articulant les actions avec des organismes publics de première ligne : Institut National de Technologie Agricole, ministère des sciences, technologies et innovation productive, le ministère du développement social, université de Quilmes…
ISF : Selon vous, quels sont les apports des sciences sociales et humaines pour l’aide au développement et la solidarité internationale ?
PJ : Les sciences humaines peuvent avoir un rôle crucial pour « ouvrir la boîte noire » de la production de la connaissance technique, surtout lorsque l’on parle de processus d’inclusion et d’exclusion sociale. Malheureusement, dans les écoles et les universités, on ne nous enseigne pas à avoir une pensée critique et réflexive sur la technique. Pourtant, elle est là quand on se lève le matin, qu’on regarde sa montre, qu’on allume la lumière, qu’on ouvre le robinet et que l’on prend le métro pour aller au travail… Elle est présente sous différentes formes, sous forme d’artefact ou processus d’organisation, mais elle influe toujours sur nos vies. Toutes les technologies ont une forme de pouvoir sur ce que l’on peut ou non faire. Elles distribuent le pouvoir, créent des récompenses et des châtiments. En définitive, elles sont éminemment politiques! Depuis la perspective des sciences sociales de la technique, les technologies sont sociales, de la même façon que les sociétés sont technologiques. Nous sommes des êtres socio-techniques. Si la technique est politique, alors les chercheurs en sciences sociales sont des acteurs clés pour produire des changements sur les politiques de financements et de coopération internationale. En général, la coopération internationale produit des agendas politiques qui définissent des problèmes et des solutions qui sont généralement pensés depuis une posture paternaliste et assistentialiste. Ce sont des problèmes exogènes, qui au moment de s’appliquer ne fonctionnent pas en termes de développement car elles ne répondent pas aux attentes locales. Il faut réussir à modifier cela, tant du point de vue de la coopération internationale que de celui des autorités locales qui acceptent des propositions presque sans critères ou simplement parce que c’est à la mode et qu’ils obtiennent un financement. Par exemple, on peut prendre les projets « green » qui s’appliquent aujourd’hui en Amérique Latine alors que nous avons des personnes qui meurent de faim, sans eau ni électricité, ni logement… mais à la place nous faisons de sublimes pistes cyclables que personne n’utilise et des bacs de recyclage superbes bien que le tout parte au final dans la même déchetterie parce que nous n’avons pas de centres de tri. Ridicule et triste à la fois... Pour créer une proposition d’intervention pour un développement inclusif durable, nous devons penser les solutions de façon systémique et en phase avec les réalités locales. Nous ne pouvons pas penser des « paquets technologiques » de façon acritique, il faut a minima leur apporter des adaptations locales. C’est un défi qui a vu le jour dans l’agenda latino-américain en créant des réseaux collaboratifs comme la REDTISA en Argentine ou la « Red de Tecnologia social » au Brésil.
ISF : Quelles sont les conditions à réunir pour que les ingénieries puissent être complémentaires à votre approche ?
PJ : Les ingénieurs et techniciens sont des politiques rendus invisibles. De la même manière que les sciences sociales peuvent contribuer à la réflexion et la planification de stratégies techniques pour un développement inclusif durable, les professionnels ingénieurs et techniciens doivent eux aussi participer à ces débats et consolider leur vision critique et sociale de leur profession. Il y a quelque temps, nous avons eu l’opportunité de rencontrer un ingénieur qui avait été envoyé dans une communauté aborigène dans le Nord de l’Argentine, pour résoudre un problème d’épidémie de choléra et de diarrhée. En étudiant le terrain, il avait remarqué que les femmes lavaient les habits dans la rivière et que toute la communauté s’y lavait. Il avait donc décidé de faire des sanitaires avec douches, lavabos et toilettes à côté de la rivière. Il a été rappelé peu de temps après la fin des travaux, car les problèmes persistaient et les infrastructures n’étaient pas utilisées. La seconde fois, l’ingénieur s’est résolu à demander aux femmes pourquoi elles n’utilisaient pas les sanitaires, et comment elles auraient aimé qu’ils soient. Elles pointèrent du doigt le fait que les lavabos étaient individualisés et ne leur permettaient pas de se voir et de discuter. Or, c’était leur principale raison d’aller à la rivière. Aussi, elles ne voulaient pas de toilettes assis car elles ont l’habitude de faire leur besoin debout. Au fil de la discussion l’ingénieur s’est rendu compte qu’il avait construit un sanitaire citadin qui n’avait rien à voir avec les coutumes locales. Le bon côté c’est qu’il s’en soit finalement aperçu, le mauvais c’est qu’il n’avait plus de fonds pour en réaliser d’autres. La morale, c’est que nous sommes dans un apprentissage permanent mais qu’il faut tenter de diminuer les erreurs quand nous travaillons avec des personnes qui nécessitent que nous jouions bien notre rôle. Les calculs techniques sont importants, mais tout autant que savoir identifier correctement les problèmes et solutions, planifier avec les communautés de façon stratégique et systémique, avoir de l’empathie et explorer les savoirs qu’ils ont à nous enseigner, d’autres visions du monde, d’autres rêves de futur… Il faut être une « éponge » d’apprentissage. Et cela s’applique à tous les professionnels.
ISF : Selon vous, quel futur pour la solidarité internationale et l’aide au développement ?
PJ : La solidarité internationale implique un acte unidirectionnel des uns vers les autres. Mieux vaut créer des réseaux collaboratifs d’apprentissages et d’actions collectives qui nous permettent de modifier la base matérielle des inégalités socio-économiques et politiques. C’est un jeu plus complexe que de construire puits, digesteurs ou filtres à eau ; mais c’est possible grâce à notre capacité d’apprendre. Pour nous, citoyens du monde qui avons grandi bien nourris, éduqués, qui voyageons… Nous nous différencions du reste du monde seulement parce que nous avons eu les conditions matérielles et les moyens sociaux d’apprendre à générer une plus grande quantité d’opportunités d’actions face aux problèmes auxquels nous sommes confrontés. Les citoyens vivant en dessous des conditions de dignité n’ont pas besoin d’un « César » qui leur montre le chemin, ils ont besoin de pouvoir co-créer leurs stratégies de développement, connaître leurs opportunités d’actions et pouvoir les mener à bout. C’est cela qu’il faut chercher à stimuler : les flux d’apprentissages et les capacités locales pour consolider les territoires. Il existe des réseaux collaboratifs internationaux qui travaillent déjà sous ce format. Par exemple, la Via Campesina coordonne et articule des actions pour défendre les intérêts collectifs des paysans sur la terre, les modes de production et la commercialisation des aliments ; et leur propose en même temps des parcours de formation. Aujourd’hui, ils possèdent des universités, des écoles agroécologiques, et des espaces de débats et d’échanges… Ils ont compris que battre le pavé n’est pas suffisant et qu’il faut proposer des alternatives depuis les territoires. Il y a aussi beaucoup d’exemples de transition network qui s’attachent à penser des stratégies de vie digne pour les personnes. Notre présent et notre futur nécessitent que nous soyons des professionnels critiques sur la scène internationale et qu’au moment de créer les stratégies de développement, nous appuyons les processus collectifs d’apprentissage.